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30 ans après Le cortège des fous de Dieu de Richard Bergeron : compte rendu et réflexions autour d’un colloque, par Dominic LaRochelle

Dominic LaRochelle

Le 81e Congrès de l’ACFAS, qui s’est tenu à l’Université Laval au mois de mai 2013, a donné lieu à un colloque qui se proposait de faire un bilan sommaire des trente dernières années de recherche sur les nouvelles religions au Québec. Les chercheurs québécois qui œuvrent dans ce domaine avaient déjà eu quelques occasions d’échanger sur leurs travaux respectifs au cours des dernières années : un séminaire organisé en 20091, un précédent colloque de l’ACFAS en 20002, et un congrès en 19963, trois évènements tenus à l’Université de Montréal. Le 30e anniversaire de la parution du Cortège des fous de Dieu. Un chrétien scrute les nouvelles religions (1982) de Richard Bergeron a été le prétexte pour réunir une nouvelle fois des spécialistes qui étudient les nouvelles religions au Québec, les nouveaux modes de croire et les innovations religieuses de toutes sortes. Organisé le Centre de ressources et d’observation de l’innovation religieuse (CROIR) de l’Université Laval, ce colloque a été l’occasion de réfléchir sur l’avancée des recherches dans ce domaine.

Premier travail d’envergure dans le champ des nouveaux groupes religieux au Québec, les travaux de Richard Bergeron ont en effet ouvert la voie à d’importantes recherches sur des sujets que peu d’universitaires n’avaient vraiment osé aborder avant lui. En appliquant une méthode originale fondée sur une vaste enquête, Bergeron a contribué à faire sortir l’analyse des nouvelles religions des polémiques théologiques pour la faire entrer dans les domaines de l’histoire des religions et de la sociologie religieuse. La fondation d’un centre d’information sur les nouvelles religions, qui avait été suggérée en conclusion de l’ouvrage, attestait, déjà à cette époque, d’urgents besoins en matière d’information concernant ce phénomène perçu comme délicat et au centre de diverses controverses, de même que de la nécessité de procéder à des analyses socio-historiques plus approfondies. Depuis la parution du Cortège, bien des choses se sont passées au Québec dans le domaine religieux et le moment était bien choisi pour organiser une rencontre avec les intervenants du domaine de l’étude des nouvelles religions.

Le colloque s’est déroulé sur une journée entière, le mardi 6 mai. Il a réuni douze intervenants répartis sur trois séances de communications scientifiques et une table ronde à laquelle ont participé les responsables de trois centres québécois d’information sur les nouvelles religions, à savoir Info-secte, le Centre d’écoute et d’interprétation des nouvelles recherches du croire (CÉINR) et le Centre de ressources et d’observation de l’innovation religieuse (CROIR). Des échanges fructueux ont mis en lumière la diversité des travaux qui se font actuellement dans ce domaine, tant dans les milieux académiques que dans les milieux de services publics. Au total, c’est près d’une trentaine de personnes (conférenciers et auditeurs) qui ont participé à l’activité. La réédition de la revue Ouvertures par le CÉINR nous apparaît être une bonne occasion de revenir sur cette journée et d’en faire un bilan.

30 ans après Le cortège

Alain Bouchard (Cégep de Sainte-Foy, Université Laval), qui a été l’un des organisateurs de l’évènement, a ouvert le colloque en lisant un texte rédigé spécialement pour l’occasion par Richard Bergeron (Université de Montréal), empêché de se déplacer en raison de problèmes de santé. Dans son texte, le professeur à la retraite a rappelé deux points qu’il considère fondamentaux. D’abord, que l’étude des nouvelles religions ne peut se faire que dans une optique d’ouverture à l’autre et de dialogue, ce qui veut dire pour lui qu’il est « impérieux de surmonter [s]es propres peurs devant la différence, de bien identifier [s]es préjugés personnels et d’opter résolument pour une attitude de tolérance et de sympathie religieuse ». Plus précisément, une telle attitude signifie s’« exposer à l’autre, non seulement à ses objections et à ses questions, mais plus profondément à ses convictions et à ses expériences, au point que le débat avec lui [devienne] vraiment un débat avec [soi]-même ». Ensuite, Bergeron a rappelé que la recherche sur les nouvelles religions doit toujours donner « la priorité aux personnes sur les groupes ou sur les systèmes. Les groupes sont lointains et les systèmes sont abstraits. C’est la personne qui importe avec ses peurs, ses espérances, ses blessures, son histoire, son contexte existentiel ». L’étude des nouvelles religions, c’est d’abord l’étude d’une facette de l’être humain, ce qui demande de « chercher la personne sous l’étiquette, [de] découvrir un être “vivant” derrière le système, [d’] être attentif au cheminement de chacun »4. Dans cette perspective, les propos de l’auteur du Cortège des fous de Dieu ont définitivement donné le ton au reste de la journée.

La première séance a réuni trois intervenants liés de près ou de loin au Centre d’information sur les nouvelles religions (CINR), l’organisme créé en 1984, soit deux ans après la publication du livre de Bergeron. Chacune des présentations a permis de mieux comprendre la manière dont l’héritage de Richard Bergeron a pu, au cours des trente dernières années, être appliqué à des besoins concrets d’intervention sociale. Daniel Fradette (Bureau de la vie étudiante, Université Laval) a ouvert la séance en parlant de son expérience de directeur général du CINR de 1998 à 2002. Il a expliqué de quelle manière le CINR est rapidement devenu « un lieu privilégié où s’illustre l’impact de la recherche académique sur la société québécoise », une sorte de pont facilitant les rapports entre le milieu académique universitaire et les milieux populaires. Dans un deuxième temps, Marie-Ève Garand (CÉINR, Université de Montréal) a présenté un bref historique de l’évolution du CINR jusqu’à ce qu’il prenne en 2013 ce nouveau nom de Centre d’écoute et d’interprétation des nouvelles recherches du croire (CÉINR). Le nouvel acronyme s’inscrit dans les orientations que s’est donné le centre depuis 2004 : « un organisme de formation et d’intervention dont la mission consiste à interroger les nouveaux mouvements du croire en modernité (sectes, nouvelles religions, thérapies alternatives, etc…) »5. Par ailleurs, la directrice du CÉINR a rappelé que, trente ans après les travaux de Richard Bergeron, la problématique de l’écoute des personnes dans le domaine sectaire demeure un enjeu fondamental et continue d’orienter les activités de la nouvelle mouture de ce centre. C’est d’ailleurs ce qu’a très bien exprimé le troisième intervenant de cette première séance, Sébastien Falardeau (Centre de santé et de services sociaux de Rouyn-Noranda), qui est venu expliquer en détail l’approche typique du CÉINR fondée sur l’écoute et l’interprétation des nouvelles recherches du croire, une approche qu’il a appliquée à son travail d’intervenant en soins spirituels au CSSS de Rouyn-Noranda.

La deuxième séance a regroupé des intervenants qui ont proposé différentes approches académiques pour comprendre les nouvelles religions en les appliquant à des cas précis. Marcel Côté (Cégep régional de Lanaudière) a mis en évidence les préoccupations théologiques qui animaient Richard Bergeron à l’époque où il a entrepris son ouvrage et a expliqué en quoi ces préoccupations l’avaient conduit à s’intéresser au nouveau pluralisme religieux des années 70 et 80. Isaac Nizigama (Université d’Ottawa) a proposé d’appliquer la théorie du pluralisme religieux de Peter Berger à la montée de l’évangélisme ces dernières années. À l’intérieur de la croissance du mouvement évangélique, il a ainsi identifié deux attitudes antithétiques, l’une qui vise la restauration des certitudes religieuses anciennes, et l’autre qui constitue un terreau pour l’innovation religieuse. Dominic LaRochelle (Université Laval, CROIR) a ensuite proposé d’étudier les traditions d’arts martiaux chinois en Occident en tant qu’innovations religieuses et en utilisant les théories de la réception, dans la mesure où ces traditions, à la base étrangères, doivent passer par tout un processus de transformations et d’adaptations pour répondre à des attentes occidentales en matière de spiritualité. Finalement, Stéphanie Gravel (Université de Montréal) a présenté les résultats préliminaires d’une recherche doctorale portant sur la posture enseignante et l’impartialité des enseignants dans le cadre du programme Éthique et culture religieuse. Sa présentation a entre autres mis en lumière certains préjugées qui circulent encore au sein du corps enseignant, en particulier sur de prétendus critères de dangerosités pour déterminer le caractère « sectaire » d’un groupe religieux. Ces quatre communications ont rappelé que les nouvelles religions, et en particulier les innovations qu’elles véhiculent, peuvent être sources d’interrogations diverses, et qu’il est par conséquent important de poursuivre la recherche dans ce domaine.

Quatre études de cas spécifiques ont été présentées lors de la troisième et dernière séance de communications scientifiques en après-midi : autant d’échantillons d’une diversité religieuse bien présente au Québec, ainsi que de la diversité des recherches qui s’y mènent. Dans un premier temps, Véronique Jourdain (Université de Montréal) est venue expliquer comment l’étude du druidisme au Québec oblige à réévaluer les liens d’appartenance que les individus entretiennent avec le religieux aujourd’hui. Dans un même ordre d’idées, Mireille Gagnon (Université Laval) a présenté un modèle d’institutionnalisation des nouveaux groupes religieux à travers l’exemple de la Wicca. Elle a expliqué comment les membres de ce groupe néo-païen sont tranquillement entrés dans un processus menant à la création d’institutions structurées qui n’existaient pas au sein de cette mouvance il y a seulement quelques années. Dianne Casoni (Université de Montréal) a, dans un troisième temps, analysé les tensions internes et externes qui ont contribué à alimenter une diversité de transformations philosophiques et comportementales au sein des membres de la Mission de l’Esprit-Saint depuis sa fondation au début du xxe siècle jusqu’à aujourd’hui. Gaëlle Brunelot (Université Laval) a conclu la séance en analysant les représentations du temps à l’intérieur des doctrines ésotériques d’Helena P. Blavatsky et de René Guénon. Même si ces auteurs ont tous deux privilégié la croyance en un éternel retour (c’est-à-dire à une conception cyclique du temps), Brunelot a expliqué qu’ils ont chacun su maintenir des doctrines spécifiques.

La dernière séance de la journée a pris la forme d’une table ronde animée par Daniel Fradette (Bureau de la vie étudiante, Université Laval) et réunissant les responsables de trois centres québécois d’information sur les nouvelles religions : Marie-Ève Garand (Centre d’écoute et d’interprétation des nouvelles recherche du croire – CÉINR), Mike Kropveld (Info-secte), et Dominic LaRochelle (Centre de ressources et d’observation de l’innovation religieuse – CROIR). Chaque intervenant a d’abord brièvement présenté le centre dont il a la responsabilité, ses origines et les services qui y sont offerts. Avec ses trente années d’expérience dans le domaine, Info-secte se positionne comme un centre de consultation indépendant des milieux universitaires à l’intérieur duquel les responsables ont su développer une expertise originale leur permettant d’offrir un service de conseil et de référence aux personnes qui vivent des problématiques face aux phénomènes religieux.

Les responsables du CÉINR, un centre lié à la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’Université de Montréal, ont, quant à eux, choisi de développer une approche basée sur l’écoute et l’interprétation des nouvelles modalités du croire dans la société québécoise. En continuité avec la mission du CINR, l’approche particulière du CÉINR propose de « prêter [l’] oreille pour que les personnes concernées par le sectaire, les religions, la spiritualité ou les thérapies alternatives puissent “dit-cerner” à même leur histoire ce qui a rendu possible leur expérience, qu’il leur soit néfaste ou non »6.

Dernier-né des centres d’informations sur les nouvelles religions, le CROIR (dont la fondation remonte à 2004) est rattaché à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval et a voulu se concentrer spécifiquement sur le créneau de l’information. En développant une approche critique typique des sciences humaines et construite autour de la notion d’innovation religieuse, le CROIR s’est rapidement positionné comme un lieu d’observation des transformations sociales en matière religieuse, et en une instance public permettant de mettre la population en contact avec la Faculté et ses experts dans le domaine. Un site Web (www.croir.ulaval.ca) permet d’ailleurs aux visiteurs d’accéder à une série de documents et de fiches signalétiques sur différents groupes religieux. Une ligne téléphonique publique donne aussi accès à un expert en sciences des religions de la Faculté.

Les discussions se sont ensuite orientées sur les enjeux respectifs auxquels doivent faire face ces centres d’information : le rôle social qu’ils jouent, alliant au détachement et à l’objectivité que requièrent leur rôle d’universitaire, les services (d’écoute, d’information ou d’intervention) dont les intervenants se sont aussi donné la mission; la gestion des relations avec les groupes religieux et les médias, qui sont souvent à la fois délicates et complexes; ainsi que la question du statut particulier de chacun des trois centres, au carrefour du centre de recherche, du centre de documentation et d’information, et du centre d’aide, qui rend souvent difficile leur financement auprès d’instances officielles.

D’emblée, les trois intervenants ont admis que le centre dont chacun avait respectivement la responsabilité entretenait très peu de relations avec les deux autres, et c’était là une lacune à laquelle il fallait remédier. « Il est surprenant de voir, a en effet constaté Marie-Ève Garand, à quel point on veut entrer en dialogue avec les groupes et leurs adeptes, et à quel point on a de la difficulté à s’en parler [entre chercheurs et intervenants]. » Chaque centre a ses spécificités et ses forces qui complètent bien celles des deux autres, et il y aurait effectivement lieu d’entretenir de meilleures relations. La possibilité de développer un projet de recherche commun, où chaque centre pourrait trouver son compte, et qui ferait l’objet d’une demande à un grand organisme subventionnaire, a d’ailleurs été évoquée en fin de table ronde.

Où en sommes-nous?

Cette journée enrichissante, tant sur le plan académique que sur le plan relationnel, a permis de mettre en lumière les différents défis et les enjeux que pose aujourd’hui l’étude universitaire des innovations religieuses et des nouvelles religions au Québec. Tout d’abord, la question de la représentativité nous semble importante à plusieurs niveaux, entre autres parce qu’elle remet directement en question la pertinence de ce champ d’étude et de centres comme Info-secte, le CÉINR et le CROIR. On sait que les nouvelles religions en Occident ne touchent en fait qu’une minorité d’individus dans la société, entre 1% et 5% selon ce qu’on inclut dans la catégorie « nouvelles religions » et que la situation ne semble pas avoir beaucoup changée depuis les années 80. Bien que Bergeron dénombre environ trois cent nouveaux groupes religieux au Québec en 19827, Réginald W. Bibby rappelait en 1988 que moins de 1% de la population canadienne était en fait attiré par ce type d’engagement religieux hors des Églises traditionnelles8. La dernière Enquête nationale auprès des ménages confirme ces données et montre qu’encore aujourd’hui, une majorité de Québécois s’identifie à l’une ou l’autre des grandes traditions religieuses établies9.

Cela explique peut-être le fait que le phénomène des nouvelles religions soit relativement peu étudié dans les universités québécoises. Malgré la qualité des intervenants au colloque, on doit effectivement admettre que l’étude des nouveaux modes de religiosité n’est pas très populaire dans les facultés québécoises. Certains groupes de recherche s’y intéressent indirectement; c’est le cas du Groupe de recherche diversité urbaine (GRDU) dirigé par Deirdre Meintel (Université de Montréal), qui avait d’ailleurs son propre colloque à l’ACFAS 2013, et de la Chaire de recherche sur les religions en modernité avancée dirigée par David Koussens (Université de Sherbrooke). Malgré cela, on constate que peu de chercheurs occupant un poste de professeur dans une université québécoise s’intéressent spécifiquement au champ des nouvelles religions. Il est de fait souvent difficile pour une Faculté universitaire de justifier l’étude de systèmes religieux minoritaires ne touchant finalement qu’une minorité de la population. De même, le fait que les chercheurs qui étudient les nouvelles religions aient peu d’espaces pour diffuser leurs travaux10 restreint certainement l’intérêt pour ce domaine.

Par contre les médias semblent, eux, fascinés par les nouvelles religions, par leurs « gourous », et particulièrement par leurs éventuelles « dérives ». Il s’agit là, il nous semble, d’un deuxième enjeu important. En effet, les médias, souvent alimentés par quelques groupes d’intérêts de toutes sortes, véhiculent des informations qui peuvent donner l’impression que les « sectes » et les « gourous » sont de plus en plus nombreux, de plus en plus présents, et de plus en plus insidieux pour la société. Le dernier rapport de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) en France mentionne que ces groupes et individus seraient en effet « en plein essor »; en témoigne une augmentation de 25% des saisines auprès de l’organisme entre l’année 2010 et l’année 201111. Mais alors qu’une telle situation devrait signifier un besoin accru de recherche objective et d’information critique, les journalistes sont habituellement insatisfaits des nuances qu’apportent les universitaires du domaine et n’hésitent pas à déformer les propos de ces derniers pour valider leurs idées préconçues. L’affirmation selon laquelle les nouveaux groupes religieux seraient davantage présents est d’ailleurs généralement reçue avec nuances par les chercheurs universitaires qui préfèrent parler de transformations ou de transferts des modes de religiosité. Les médias n’adhèrent habituellement pas non plus à l’idée, fondamentale il nous semble, selon laquelle la majorité des individus qui s’engagent dans un cheminement spirituel ou religieux (qu’il soit plus traditionnel ou plus novateur), en retirent une expérience qui demeure somme toute positive. Les expériences religieuses positives, même si elles font vendre moins de copies ou font de moins bon reportage à la télévision, demeurent pour les chercheurs universitaires tout aussi fascinantes et dignes d’analyse que les expériences malheureuses. Ces divergences de points de vue font en sorte que les relations avec les médias sont souvent compliquées pour les universitaires.

Alain Bouchard (Université Laval) et Dianne Casoni (Université de Montréal) ont d’ailleurs fait remarquer au cours de la table ronde que si les spécialistes universitaires ont, dans les dernières années, fait eux-mêmes un bon bout de chemin dans cette direction, les médias et la population en général senblent encore prisonniers de préjugés et d’idées préconçues sur les nouvelles religions, et présentent par le fait même une image fausse des groupes religieux. On comprend dès lors que la question des nouvelles religions soit encore aujourd’hui un sujet délicat et que l’on ait toujours du mal à se débarrasser d’un certain nombre de ces idées préconçues. Le cas présenté par Stéphanie Gravel (Université de Montréal) concernant l’enseignement des nouvelles religions au secondaire est frappant et confirme ce que nous avons pu observer au CROIR lorsque des enseignants ou des élèves ont fait appel à nos services. En effet, il semble que plusieurs d’entre eux véhiculent encore dans leurs classes un certain nombre de préjugés, en particulier celui affirmant qu’il existerait des critères objectifs fiables pour mesurer la dangerosité et le caractère sectaire d’un groupe.

Marie-Ève Garand (CÉINR – Université de Montréal) a par ailleurs émis l’hypothèse que les chercheurs universitaires étaient peut-être en partie responsables de cette situation, puisqu’ils n’avaient pas su cerner l’ampleur de l’impact de certaines tragédies contemporaines sur les mentalités populaires (par exemple le drame associé au Temple du peuple de Jim Jones en 1979, l’altercation meurtrière entre le mouvement Branch Davidians et les autorités américaines à Waco en 1993, le suicide des membres du groupe Heaven’s Gate en 1997, ou alors la tragédie entourant l’Ordre du Temple Solaire en 1994 et 1997). Ces tragédies ont laissé des marques sur les mentalités, des marques peut-être plus profondes qu’on veut bien l’admettre. Elles ont effectivement participé à la construction sociale d’une image de la « secte dangereuse » qui a servi de gabarit, au cours des dernières décennies, pour l’appréciation de toute nouveauté religieuse extérieure au cadre traditionnel catholique. Il s’agit là d’un troisième enjeu important puisqu’il touche un sujet délicat, à savoir le rôle social que doit jouer le chercheur. On le reproche souvent aux universitaires, mais peut-être dans ce cas particulier sommes-nous encore trop prisonniers de nos tours d’ivoire académiques et devrions-nous réajuster notre tir pour mieux répondre aux besoins d’une population qui cherche encore des explications à de telles tragédies. De ce point de vue, peut-être sommes-nous encore loin du souhait de Richard Bergeron de mettre l’individu au centre de l’analyse; peut-être ne voyons-nous trop souvent que des systèmes que nous voulons comprendre, que des groupes que nous voulons décrire, que des phénomènes sociologiques que nous voulons théoriser, masquant ainsi des êtres humains qui vivent des expériences (enrichissantes ou traumatisante) et qui se posent des questions face à des phénomènes humains fondamentaux. Dans cette optique, la voie qu’emprunte actuellement le CÉINR dans l’écoute du croire rejoint bien la perspective qui est chère à Bergeron.

Le dernier enjeu que soulève la question des nouvelles religions est celui de la définition même du champ religieux, ce qui a d’ailleurs aussi été discuté lors du colloque. Le développement de nouvelles formes de croyances et de pratiques religieuses ou spirituelles, qui sortent du cadre monothéiste, oblige en effet à penser le religieux en fonction de nouveaux paramètres. Les thérapies spirituelles, qui ont fait l’objet de quelques dossiers médiatiques au cours de la dernière année au Québec et en France particulièrement, me semblent un bon exemple de la difficulté à délimiter ce qui relève exactement du religieux dans nos sociétés contemporaines. Comment, en effet, analyser le cas d’individus qui disent avoir délaissé les institutions religieuses traditionnelles et les pratiques qu’elles proposent, mais qui, d’un autre côté, n’hésitent pas à se tourner vers des pratiques de guérison impliquant la manipulation d’énergies, la reconnaissance des auras, l’utilisation de pierres et de cristaux, ou de techniques qui demandent d’accepter d’avance que l’individu possède le pouvoir de se guérir lui-même de toute les maladies. Ces individus, qui se disent souvent non croyants, ont, du moins il nous semble, des comportements de type religieux qui demeurent extrêmement difficiles à catégoriser avec les outils d’analyse utilisés traditionnellement pour étudier les grandes religions. De même, comment expliquer que les médias québécois aient si rapidement étiqueté le québécois Marcel Pontbriand de « gourou d’une secte », alors qu’aucune indication claire de religiosité ne semblait transparaître dans les informations alors disponibles12? Ou comment analyser le cas du pastafarisme (la religion du « monstre spaghetti »), une religion totalement inventée par un physicien américain il y a de cela moins d’une décennie pour parodier les religions traditionnelles, mais qui est en phase de devenir une religion établie et reconnue dans certains pays13?

Il nous semble que plus la société s’acharne à vouloir « cacher » le religieux, à faire croire qu’il recule socialement ou qu’il tend à disparaître, ou encore à le reléguer dans l’espace privé, plus ce même religieux réapparaît sous des formes plus diverses les unes que les autres, des formes qui demandent de s’interroger, en tant que chercheurs, sur sa nature même dans ses transformations et dans ses innovations. Les rencontres telles que celle que nous avons eues lors de ce colloque nous paraissent être un pas dans cette direction.


L’auteur est chargé de cours en sciences des religions à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval. Il est également responsable des stagiaires au Centre de ressources et d’observation de l’innovation religieuse de l’Université Laval.


1 « Du croire à l’extrême et des pratiques sectaires : prendre en compte et intervenir », organisé conjointement par le Centre d’information sur les nouvelles religions (CINR), le Centre d’étude sur les religions – Université de Montréal (CÉRUM), Info-Secte et l’Association québécoise Playdoyer-Victimes, 2 et 3 avril.

2 Qui a donné lieu à une publication, La peur des sectes, sous la direction de Jean Duhaime et Guy-Robert St-Arnaud, Montréal, Fides, 2001.

3 « Les sociétés devant le nouveau pluralisme religieux », organisé conjointement par le CINR et le Centro studi sulle nuovo religioni (CESNUR), 13 au 16 août.

4 Texte de présentation de Richard Bergeron, 14 avril 2013.

5 « Le CINR fait peau neuve. Passage du CINR au CÉINR : Centre d’écoute et d’interprétation des nouvelles recherche du croire », www.cinr.qc.ca, consultée le 3 août 2013.

6 « Le CINR fait peau neuve », www.cinr.qc.ca, consultée le 3 août 2013.

7 Richard Bergeron, Le cortège des fous de Dieu. Un chrétien scrute les nouvelles religions, Montréal, Éditions Paulines, p. 14

8 Reginal W. Bibby, La religion à la carte, Montréal, Fides, 1988, p. 61. On remarque par ailleurs qu’il existe peu de statistiques fiables sur ce sujet en dehors des travaux de Bergeron et de Bibby.

9 Statistiques Canada, http://www12.statcan.gc.ca/nhs-enm/2011/, consultée le 3 septembre 2013. On constate par ailleurs que ce qui change dans les dernières années, c’est le nombre grandissant de personnes qui se disent « sans religions », « athée » ou « agnostique ».

10 Outre la revue Ouvertures, qui vient d’être rééditée, on pense à la revue américaine Nova Religio, qui publie uniquement des travaux en anglais, et la revue canadienne Studies in Religions / Sciences religieuses, qui publie parfois des articles sur les nouvelles religions.

11 http://www.lemondedesreligions.fr/actualite/un-nouveau-rapport-sur-les-sectes-02-05-2013-3104_118.php

12 Voir le dossier de presse à ce sujet : http://www.obliquetruths.com/Dossiers/AffairePontbriand.htm.

13 http://www.fait-religieux.com/monde/religions_1/2013/08/06/les_huit_condiments_du_pastafarisme.