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Coordonnées du croire dans une trame psychanalytique, par Jean-Pierre Journet

Jean-Pierre Journet

Introduction

Eu égard à la légèreté avec laquelle on emploie ce mot, « croire » - par exemple face à une tâche rébarbative ou à un défi sportif -, sa fréquence dans le discours courant et en de multiples circonstances nous rappelle néanmoins à sa portée de sérieux qu’il peut prendre dans des situations critiques, tendues, voir dramatiques. La fameuse phrase : « Il faut bien croire à quelque chose » marque l’entrée la plus sériée, c’est-à-dire lorsqu’elle est sérieuse, dans le champ de l’esprit que ce mot indique. De sorte que, si notre corps est un contenant, le croire est un contenu dont le caractère psychique n’échappe à personne. Nous allons donc essayer, à l’aide de quelques traits anthropologiques, historiques, scientifiques et psychanalytiques d’établir par tris successifs ses coordonnées, pour autant que puisse se saisir la présence et l’effet de ce signifiant.

1) Croire : relais et lien entre artifice et nature, entre individu et communauté

1.1) De l’antique au moderne, de l’espèce à l’être

Croire, à l’aune de son étymologie, appartenait en Indo-européen à la langue religieuse. Son introduction au Latin puis au Français, et sous l’influence du matérialisme, en fit un terme social et profane au sens de « remettre sa confiance en quelqu’un », dans le même esprit que « fide » ; le christianisme rendra le verbe à son rôle religieux, sans jamais que la langue perde le sens Latin jusqu’à nos jours. L’action représentée par ce verbe est un travers, un chemin de traverse psychique que l’on doit emprunter pour atteindre au « socius », au groupe, y trouver l’entente et l’intelligence nécessaire à ce que la communauté fonctionne en une organisation cohérente pour son but. Ce but est ultimement la survie.

La civilisation - au sens de l’action - affinant cette organisation, la visée des hommes sur les objets est passée de ceux de la réalité la plus externe (la nature - sans intervention de l’homme) à ceux produits dans la culture (l’artifice - par l’intervention de l’homme).  Ce repérage « nature - artifice » pose nombre de questions, puisque ce ne sont pas des catégories étanches : des phénomènes naturels font retour dans l’artifice, et l’artifice ne se peut qu’à condition de lois naturelles en permettant la réalisation. Il est difficile ainsi de dire de l’homme qu’il est un artifice sans ajouter que sans la nature il n’existe pas. Nature et artifice ne s’opposent que très subjectivement, mais, sous la contrainte de notre ignorance d’une démarcation claire et assurée, nous posons ce repérage ; nous le qualifierons de convention afin de soutenir notre localisation du croire. Nous demandons au lecteur de bien vouloir y souscrire le temps de cet article.

Sur cette distinction de principe, nous voyons l’humanité, à la faveur de l’éradication systématique de la nature (colonisation des espaces, soumissions scientifiques et techniques, réductions de la diversité), tendre à s’enclore en un monde non naturel, et ainsi s’isoler dans un environnement artificiel et invasif. On aura vu l’humanité entourée par la nature terrestre, conditionnée entièrement à elle, devenir bâtisseuse de son environnement artificiel ; celui-ci est supposé - outre assurer la survie - répondre à tous les besoins et les désirs (1). Nous nous prévoyons ainsi des corps et des intelligences artificiels suppléants les carences de la nature et de notre condition. Telle est la promesse de la « modernité », du « progrès ».

Et l’on voit maintenant la nature contenue dans l’artificiel ; l’une des plus parlantes illustrations en est la « très grande bibliothèque » parisienne contenant entre ses quatre murs une vague reconstitution de « forêt primordiale » ; de même trouve-t-on en Afrique des bosquets réputés sacrés afin préserver les restes de la forêt d’origine, dite « vierge », à quoi nous ajoutons nos « réserves naturelles ». 

De cette inversion quasi volumétrique et spatiale, la nature terrestre se trouve être élevée au rang de sanctuaire, contenue dans des « parcs », et l’artifice civilisationnel est élevé au rang de contingence, signant l’impossibilité d’un retour à l’état de nature ; par contrecoup, la nostalgie s’inscrit par exemple dans le mythe de l’enfant sauvage, supposé détenteur d’un savoir antérieur à l’état actuel, ou encore dans nos passions anthropologiques pour un primitivisme erroné. Cette charnière substitue précisément la question sous-jacente - demeurée sans réponse solide - de la part de l’innée et de l’acquis.

Matériellement, nous passons d’un contenant naturel à un contenant artificiel, ce qui, outre les questionnements qui en découlent, ne semble pas devoir affecter grandement les qualités de notre conscience, hormis par quelques ressentiments manifestes dont l’envers est la culpabilité ; elle, demeure l’excellent moteur du « progrès ».

Dans une lecture spirituelle, nous sommes passés de l’animisme (l’homme lié et relié à toute chose du monde et inversement) à un isolat anthropocentrique (l’homme comme exception, produit « hors nature » par un dieu géniteur, générant ou moteur selon les différents monothéismes). Ce changement de paradigme donna pouvoir à l’homme - en particulier un pouvoir de parole - d’une domination sur la nature, qu’il considéra aussitôt comme inférieure. Ce changement est en soi une démonstration qu’il nous est possible de « décroire » -, fait indiquant le mouvement du désinvestissement d’objet ; mais pour un autre à croire. Ce renversement spirituel correspond à la lente prise de conscience de la fonction psychique symbolique, finalement avérée en tant que telle par Freud comme métaphore de la fonction du père dans la parole, analysée par Lacan jusqu’à la fonction paternelle dans le langage, et son effet : l’injonction surmoïque.

Un tel changement de paradigme psychique - notoirement corrélé et rendu possible à la faveur de l’apparition et de la généralisation de l’écriture - est, à l’échelle de l’existence sur terre de l’humain, limité dans le temps : entre le XIVe siècle av. J.-C. (culte d’Aton) et le VIIe siècle après (Islam) pour les quatre monothéismes. Il est toutefois remarquable que cette induction psychique et son assomption épistémique se soient lentement préparées dès que l’homme sut construire une cabane ou creuser une tombe, la fonction symbolique paternelle étant nécessaire à l’assomption de la parole, et celle-ci à de telles constructions.

Aujourd’hui, l’effritement de ce type de croyance devant l’expérience banalisée de l’exercice d’écrire, devant l’évidence des mises à jour de la science, et face à l’implication grandissante du corps et de la psyché dans nos destins et nos desseins, apparaît un nouveau renversement psychique. Celui-ci est tout à fait manifeste dans la prise de conscience conflictuelle entre l’écologie d’un côté, et d’un autre l’acharnement à la poursuite de la conquête, de l’appropriation et de la domination de cette nature jusqu’aux confins des échelles de temps et d’espace, voire - fantasmatiquement - poussant à sa disparition complète (à son refoulement d’abord, puisqu’elle commence au Réel (2) du corps). Mais l’humain ne survit de l’humain que de sa sexualité. D’où la panique débordante à propos de la « santé » aujourd’hui… Or qu’observe-t-on ? Par exemple : la tentative scientifique de saisie et de maîtrise sur ce « reste » de nature, le sexuel, le sexe, et au bout du compte sur la (les) sexualité(s). Inspiré de l’art vétérinaire mêlé d’industrie et d’économie, ce contrôle de la reproduction, pudiquement qualifié de « génétique », empiète et interfère dans la sexualité humaine, en appui sur cela : elle n’allant pas de soi (elle n’y est jamais allée), l’art scientifique s’engouffre dans la faille du principe de plaisir, soit la facilité promise à chaque propos quant à la fécondation, la fécondité, et l’obtention d’un enfant. On devine en cette ligne une certaine jouissance instaurée comme point de visée moïque, au sacrifice de la jouissance la plus directe.

Néanmoins, ce déchirement, si sensible chez les enfants et les adolescents, plutôt refoulé chez les adultes, reste décidément atavique entre une condition naturelle et son évasion dans l’artificiel. Il bouleverse aussi bien ce qu’il est convenu d’appeler les valeurs spirituelles. Elles s’origines toutes de ce « départ » générationnel d’une condition naturelle (la conception, l’embryon, le fœtus, le bébé, l’infans, l’enfant,…) pour une condition d’artifice, de dépendance à la civilisation et à ses exigences, posées par l’aliénation au langage et à la parole. Mélanie Klein aura déjà pointé cette nostalgie héréditaire chez le nouveau-né. L’être naturel et l’humain artificiel semblent s’opposer dans chaque individu.

1.2) De l’être à l’adaptation, du passé au présent

On sait depuis Freud que le processus de l’évolution psychique, outre d’être contingenté par le corps et l’inconscient - que ce processus soit intrinsèquement artificiel ou naturel, phylogénique ou ontologique -, est le recouvrement présent, autrement nommé oubli ou refoulement, de l’antérieur par une réalité actuelle. Cet étayage, orienté dans la croissance, indexé au temps qui passe, est aussi un caractère constant du Moi malgré le sentiment de continuité et de stabilité qu’en procure la conscience. Par ce fonctionnement se constituent les contenus de la mémoire qui, comme chacun sait, est ce qui est actuellement oublié.

Avantage : de l’énergie psychique est libérée au profit d’autres tâches qu’imposent la réalité ; inconvénient : le retour à la conscience de motions mémorisées n’est pas aisé, d’autant que l’on tient par l’observation qu’un individu répète déjà inconsciemment et consciemment les processus de l’évolution tout entière, soit un ensemble phylogénique biologique (procréation et mort) et psychique (assomption ontique du sujet et de la conscience) ; ces difficultés sont avérées dans l’expérience et sa répétition. Cette répétition possède un caractère particulier, en raison de la coupure des sexes initiant un être humain dès le chevauchement chromosomique (également nommé « enjambement », « entrecroisement ») ; l’effet est de réaliser une alliance unique de deux voies généalogiques, synthétisant leurs mémoires en un être tiers et seul : l’embryon, puis le fœtus, préparant le sujet à venir.

La répétition n’est alors pas à l’identique, comme dans d’autres modes de reproduction, mais subit une coupure et un assemblage nouveau, inaugural, tout fait pour s’adapter aux conditions actuelles de sa vie sur la seule « foi » de ces mémoires. Autrement dit, ce n’est pas la nature qui est faite pour l’humain, mais l’humain qui se fait à la nature (de par la nature) en emportant la mémoire des expériences antérieures. Le sexe permet une adaptation plus rapide dans l’instabilité et l’impermanence chroniques du milieu.

Cet autre changement de paradigme - l’adaptation - est une prise de conscience récente dans l’humanité, et il prend son temps (et parfois ne se produit jamais) dans l’individu. Il permet néanmoins de penser l’homme comme pouvant potentiellement s’accommoder d’un milieu artificiel total, l’expérience étant poussée au plus loin dans les expéditions spatiales ou dans l’art chirurgical.

Mais le sujet, lui, n’a aucune conscience ni connaissance de cette condition pendant très longtemps. Il y a en effet dans la procréation une rupture complète du psychisme (les chromosomes appartiennent à l’inanimé et le cortex cérébral est dernier du système neurologique à se mettre à l’œuvre) ; si le continuum de la vie est assuré, celui de la conscience et de son inscription dans le langage et la parole connaît une rupture, une extinction cognitive totale, et pour cause : l’organisme le supportant n’est pas constitué. Il faut à chaque naissance reprendre le procès de l’assomption subjective, l’enseignement, etc. - ce qui ne va pas sans perte. On pourra objecter à cette simple observation la trouvaille quantique, mais rien n’y fait de ce côté-ci de l’onde ; on pourra avancer toutes les représentations de l’âme, mais rien n’en existe : le corps n’a pas l’exclusivité de la nudité première.

Ainsi la fonction sexuelle multiplie par sa répétition une reproduction extrêmement libre et disposée aux variations et aux changements, mais avec perte des connaissances amalgamées : il faut initier le sujet dans la parole et lui enseigner le maximum de savoirs, de connaissances, transmissions qui occupent une part très importante de la vie humaine. Sans ces réimportations venues de l’extérieur, l’autonomie de l’individu n’est pas suffisante pour qu’il survive.

À partir et à repartir de cet état d’immaturité tel qu’il est au départ, l’individu doit atteindre, se faire, se plier, outre à la nature, à l’artifice, et l’on voit que ça fonctionne - dans une certaine douleur, mais ça fonctionne. On dit assez subjectivement qu’un homme du Moyen-âge soumis aux conditions de vie actuelles, avec la pollution, l’alimentation, le refoulement toujours plus profond de la fonction sexuelle, l’environnement direct, ne survivrait pas. On ne sait pas plus jusqu’à quel degré de radioactivité l’espèce pourrait survivre ; mais il est sûr qu’à l’épreuve d’agressions de type Hiroshima ou d’accidents de type Tchernobyl ou Fukushima, nous observerons - et non seulement dans notre espèce - une adaptation impérieuse et durable, malgré ou à cause du nombre de maladies létales ou pas. C’est une qualité plastique de la vie, dont on a une autre illustration par la résistance évolutive des virus aux antibiotiques, ou encore par celle des plantes aux désherbants chimiques.

Ces agressions et leurs réactions vitales seront engrammées dans l’espèce sous forme de cette mémoire phylogénique inconsciente que le sexe redistribuera et diffusera, puis réadaptera dans l’instant de vivre aux nouveaux paramètres phénoménologiques. La plasticité et l’obstination de la pulsion de vie alliée à la pulsion de mort forment ce que l’on peut proprement nommer sans péjoration le « reste » - à savoir : les survivants. Eux, représentent chacun et tout ce qui est observable de l’autoplastie et de l’hétéroplastie du vivant. C’est nous, à cette pointe.

L’adaptation ne peut ainsi être séparée de l’évolution. La première se produisant à différentes échelles d’espace et de temps peut être en partie observable dans le présent et l’actuel, et le corps et le Moi (la conscience) ne cessent pas de s’adapter. L’évolution découle de cette mouvance générale plus ou moins fluide, et la progression ou la régression en sont les parties les plus visibles ; les combinatoires entre adaptation et évolution permettent in fine le maintien de la vie. 

2) Langage et parole : de l’animal à l’homme

2.1) De l’animal à la parole, de la parole au sexe

À ces quelques observations générales, nous devons pour l’humain ajouter une spécificité - sa spécificité : il parle. Parler ne consiste pas seulement à user d’un langage de signes comme font les animaux, mais c’est aussi produire du symbolique. Qu’est-ce que la parole, la symbolisation ?

C’est fort simple : nous pouvons nous représenter par les mots des choses qui n’existent plus, qui sont absentes ou n’ont aucune existence, qui n’existe pas encore. C’est donc dès l’abord une conscience du temps et de l’espace différente et différent qui est conçue. L’animal ne possède qu’un moyen : ses perceptions sensori-motrices actuelles. Il ne peut se souvenir qu’à l’apparition de signes dans sa réalité externe ou interne, soit une identification purement imaginaire et très courte - comme nous-mêmes en disposons, vite oubliée, voire inconscientes ; c’est ce que nous pouvons pointer de l’instinct, du réflexe et des affects ; mais l’animal n’a pas le moyen de se souvenir entre temps par la parole. Il n’est pas dit qu’il ne se souvienne pas par l’image : il rêve aussi… Il rêve la satisfaction d’un besoin, où l’homme rêve la satisfaction d’un désir (voir note (1)).

L’humain peut se souvenir hors de toute présence d’une réalité perdue ou supposée à venir, grâce à cette représentation qu’est le mot ; le mot est « symbolique » parce qu’il n’est pas la chose ou l’objet qu’il désigne, qu’il re-présente. L’animal a l’expérience de la peur seulement en présence de l’objet (le mouton d’un loup par exemple), où l’homme peut en outre se raconter des histoires de loups et répéter cette peur à volonté, en absence et loin de tout loup. Ceci suppose la coupure symbolique et son effet de sens dont rend compte l’étymologie de ce mot.

Cette capacité de parole appuyée sur le corps (l’appareil phonatoire) fut obtenue - d’après nous et en toute hypothèse - il y a à peu près quatre millions d’années avec assez d’efficacité pour que nos chercheurs en paléoanthropologie nous la montrent à travers les organisations familiales et sociales, les habitus, les productions matérielles d’outils, de cabanes, de tombes et de rites. Passons ici sur le mythe freudien du père de la horde primitive, qui, en tant que mythe, demande une analyse nous menant tout droit à inscrire clairement ce géniteur dans l’historicisation paléontologique.

L’espèce a pu développer cette compétence de parole au point de se distinguer du tronc commun initial (Hominidæ). Si cette distinction est très conséquente par les mœurs et les cultures, elle l’est extrêmement moins sur le plan phylogénétique : nous avons conservé de ce tronc commun jusqu’à nos jours 99% du patrimoine génétique à l’identique. Aussi, l’écart le plus certain, le plus massif, c’est la parole. Cette capacité spécifique de pouvoir faire un « récit du monde », faire narration de son expérience, et donc d’en faire une transmission, nous la qualifions de Symbolique. Nous y retrouvons métaphorisés tous les caractères de déplacement évolutif, d’élaboration, d’adaptation propres au vivant et à l’espèce.

Sommairement, posons ici la langue maternelle comme point d’introduction de l’enfant au langage (de sources ancestrales), et les narrations ou récits parentaux comme paroles s’en constituant. La parole est ce que l’on fait avec le langage. La bascule maintenant éclairée par la psychanalyse reste l’effet de la castration symbolique, basculement dans la parole en la répudiation qu’elle permet subjectivement : « Je sais bien, mais quand même ». De quoi un certain clivage du Moi le structure sur un nouveau mode de conscience, augmentée de la symbolisation.

Le fait structurel de cette coupure symbolique autorise un usage de la parole ne pouvant jamais dire toute la vérité, et pas plus l’entier de la réalité qu’elle prétend porter. On est prié néanmoins, enfants, d’y croire, ce qui revient à minima à prendre la parole au pied de la lettre, c’est-à-dire de l’objet. Or, vaille que vaille, la coupure symbolique ne permet pas de répéter à l’identique, mais simplement de re-présenter un objet, et encore : cette re-présentation renvoie-t-elle à d’autres significations comme à d’autres signifiants.  D’être nommé, l’objet disparaît pour une série d’autres significations « métaphorico métonymiques », autrement dit : il disparaît dans les tropes de la linguistique et de la littérature. C’est l’effet de sens, et c’est le sens du progrès. C’est bien pourquoi nous pouvons louer le mythe de Babel.

Ce champ du Symbolique est donc une ouverture béante source d’angoisse et d’incertitude, car autant le corps et la mémoire phylogénique sont consistants sans même que le sujet ait à s’en soucier, autant la symbolisation et la parole n’ont aucune consistance : elles n’ont d’existence et de suite qu’en la subjectivité psychique de chacun à l’instant du dire.           

Nous voilà donc à la source du « mystère de l’esprit », où plus rien ne trouve consistance que le corps, et encore : pour partie ; le mot « âme » en marque la béance dès l’étymologie : un vide circonscrit à la matière du pot, du canon, ou du corps…

On aura cherché l’origine dans tous les coins du monde réel ou imaginaire, corporel ou cosmique, sans jamais obtenir de réponse à ce « pourquoi » fondateur de la métaphysique infantile, « pourquoi » revenant chez le vieillard à l’agonie ou chez le malade en fin de vie, mais aussi au temps des grandes épreuves de la vie et de ses bouleversements (par exemple à l’adolescence ou dans le deuil). C’est que ce « pourquoi » est adressé au champ du langage, et non aux choses ou aux objets du monde. C’est la raison pour laquelle la réponse de l’autre - qui ne répond finalement pas - est un mythe, soit : une élaboration de la parole.

La dimension de mythe apparaît immédiatement incontournable ici comme bouchon, comme étai, et comme refuge ; il est une réassurance nécessaire au Moi, et à ce que le groupe précipite, trouve un grégarisme autour d’une parole narrant les origines et les destins, puis les récitants. L’individu peut être ainsi porté par la communauté, agrégé à elle, agréé par elle.

Nonobstant, même à se bercer ainsi d’illusions, d’être sexués, parlants et mortels n’est pas fait pour nous rassurer à la vue de cette mémoire oubliée, inconsciente, phylogénique, et pourtant agissante, et tout compte fait est aussi peu rassurante cette présence mythique en conscience (un savoir acquis) dont la narration ne cesse pas de s’écrire dans la béance Symbolique - narration dont on interprète le texte sans jamais en venir à bout. D’où l’impossible exhaustion de toute mystique et autre métaphysique, de toute philosophie et intellectualisation, prétendirent-elles se fixer dans le symbolisme ou l’image.

Seule la mort clôture, comme en fait démonstration le cadavre. Or, se souvenir des morts, en garder la mémoire, ne tient encore qu’à la symbolisation dans le vivant, à commencer par l’inscription d’un nom sur la pierre tombale. C’est dans cette béance que l’on adresse les affirmations du genre « il a trouvé la paix » et autres voiles posés sur la réalité insupportable, impossible, de la décomposition et de la disparition.

On devine qu’à ce point, qui peut être de panique, mais pour le moins d’angoisse, l’humain trouve solution dans la fuite. Cette fuite l’est de ce seuil où se fonde chez Freud la démarcation entre conscient et inconscient ; Lacan le repère en notant le sujet comme étant barré : le sujet est duel : une part inconsciente, et une part consciente. Il nomme l’au-delà de ce seuil, côté inconscient, le Réel, un Réel sans faille, impossible d’accès à l’expérience de la conscience, seuil revenant toujours au même, par exemple, justement : la mort. Ou encore : la jouissance, en tant que ce qu’on en éprouve en est un effet.

L’abord de ce Réel, son approche, nous plonge dans tous les affects et les défenses dont nous disposons pour nous réfugier dans notre subjectivité, comme nous nous réfugions dans l’artifice de la civilisation. Son abord dans le sommeil en est le cauchemar, à l’ombilic duquel point ce Réel qui nous réveille dans la peur et l’angoisse. 

Ainsi notre mort est inconcevable parce que notre inconscient ne la conçoit pas ; il appartient au champ de ce Réel, réputé sans faille, et ce que nous nommons la mort a pour seule réalité perceptible l’inanimé - dont il n’est pas dit qu’il ne puisse s’animer un jour, ce qui fonde tous les espoirs. Or nous, vivants, nous supportons la coupure, l’entaille que ce Réel trace dans notre chair même, et qui se traduit initialement par la différence des sexes. Le système sexuel est un système opérant par division. Cette coupure se répète dans la construction de l’appareil psychique, sous la forme de la coupure symbolique issue de la castration du même nom.

2.2) De l’homme à la civilisation

Si l’embryon bascule selon la carte chromosomique dans l’un des deux sexes rendant l’autre impossible (et la chirurgie ne rattrape pas ce Réel), cela à partir de gonades indifférenciées et du sinus uro-génital, la castration symbolique (ce n’est pas un châtrage) nous inscrit en cet écho qu’est le sujet parlant dans l’ordre de son sexe. Voilà la « répétition » au sens large où Freud l’a repérée dans ses observations. De cette bascule, de cet écho, sent-on poindre le narcissisme dans son versant de nécessité ? Il est possible de l’introduire de cette répétition.

Ce sont alors les contenus de la conscience (le genre) qui prennent le relais de cette coupure (le sexe) à travers l’instance du Surmoi. Sous le coup de cette inscription du monde en deux sexes, ignorée jusque-là, l’enfant entre dans la période de mise en latence du sexuel, qui reprendra son développement au moment de la puberté. Il est notoire que cette inhibition momentanée du sexuel dans sa croissance est exclusivement humaine, et que le Surmoi exige néanmoins et en conséquence la jouissance dans le détour qu’il provoque.

Hé bien voici situé le point de détournement, la bifurcation de cette énergie sexuelle Réelle, pulsionnelle, qui est en quelque sorte dérivée pour une part extrêmement conséquente chez l’humain, au profit de la psyché inconsciente et consciente. L’hypertrophie du système neurologique, lequel ne s’arrête pas au cerveau, est dans notre espèce un caractère découlant de la mise en œuvre de ce troisième registre qu’est le Symbolique, et non pas l’inverse (autre changement de paradigme). D’ailleurs, notre morphologie initiale (propre au tronc commun évoqué plus haut) en fut impactée dès le départ (par exemple la latéralité, obtenue de la bipédie humaine liée à la partition rotative du bassin, correspond à une saisie d’objet particulière, très différente de celle des grands singes ; l’homme présente une complexification de la relation d’objet). Depuis, notre morphologie trouve sa singularité à chaque naissance, à chaque croissance jusqu’à l’actuelle dans la répétition acquise de la castration révélée par Freud, combinée à l’adaptation - une adaptation à l’artifice.

La symbolisation est aussi un moyen de décharge pulsionnelle ne passant par une sexualité, mais par la sublimation de la pulsion sexuelle. Il faut entendre « sublimation » dans le sens de la science physique pour en saisir le caractère métaphorique donné par Freud dans le psychisme : le phénomène concerne les différents états de l’eau, laquelle dans la sublimation due aux très grands froids passe directement de l’état solide (glace) à l’état gazeux (vapeur), mais sans passer par l’état liquide.

Si nous entendons bien la métaphore freudienne, nous disons que la sublimation de la pulsion est l’abaissement de sa tension (poussée consistante d’excitation) à l’état d’épuisement (abaissement en plaisir) sans passer par l’évacuation séminale, dans les deux sexes. Autrement dit, la sexualité organique est shuntée, feintée même.

Et voici l’art, petit mot dont l’étymologie et l’histoire nous plongent dans l’évidence d’un truquage nécessaire à la désexualisation de son objet : l’œuvre. Ce départ (comme se départir) poursuit dans son déploiement tous les actes de l’artisanat et de l’industrie humains, soit l’invention de ce que nous dénommons l’artifice. Parler, travailler, créer, penser sont des actes de sublimation. Et voilà par quel détour se fabrique la civilisation : synchroniquement et corollairement à la sublimation psychique de la pulsion.

Ce détour est évidemment moins satisfaisant que la décharge directe. Mais ainsi l’humain - pendant et après la traversée de la période de latence - ne reconnaît pas (plus) le caractère sexuel et pulsionnel dans l’instance de sa conscience (le Moi), ni dans l’artifice qu’il produit (quoique les caractères phallique et sexuel s’y repèrent aisément à droite et à gauche comme production de l’inconscient). Il passe énormément de temps à refouler ces caractères, qui pourtant se manifestent compulsivement et impérieusement.

Cela créé nécessairement un conflit psychique entre la poussée inconsciente de la pulsion de vie visant sans médiation la décharge, et son détournement par le Surmoi et le Moi en investissements conscients vers les objets désérotisés de la civilisation ou de la nature. C’est cet état et son effet d’objectivation psychique que nous désignons ordinairement du mot de « réalité », et c’est notre geôle, en même temps qu’elle nous semble être l’espace de notre libération, de notre liberté, de notre affranchissement de la nature et du Réel. Lacan en inscrivit les articulations dans le schéma L.

3) De la désillusion à l’ignorance

3.1) Le vivant mourant

La psychanalyse (et dorénavant les neurosciences y abondent) nous détrompe, par cette observation des modalités de décharges pulsionnelles, des illusions de toute puissance du champ de la conscience. Ces dernières, ayant une puissante impression en nous, nous firent et nous font démesurément imaginer : la domination de la nature par la pensée magique (animisme), puis être issus d’un Créateur divin pour nous singulariser et satisfaire notre mégalomanie (monothéismes), et maintenant être maîtres de la nature et de nous-mêmes jusque dans la reproduction (procréation artificielle) ou le report de notre mort (allongement de la vie).

Ce qui apparaît plutôt crûment est un étayage de la psyché à l’image de l’étayage du corps selon le procès fondamental du départage entre la pulsion de vie et la pulsion de mort. Entre l’animé et l’inanimé se joue - et actuellement, et dans notre corps même - le maintien à notre insu de la vie sur terre. Le vivant est porteur et acteur actuel de son origine : l’A.D.N., la molécule sont inanimés, et la cellule qui en est produite est animée (vivante) ; hé bien on ne sait pas dans cette série de cause à effet comment, ni quand ni où se produit à chaque instant le passage pourtant observé et incontestable de l’inanimé à l’animé. La vie et son origine inanimée montrées par la biogénétique sont synchroniques, immédiates et actuelles. C’est ce que nous nommons « instant de vivre ». Être est tout entier en cet instant, nulle part ailleurs. Nous allons le préciser.

Pour cela, jouons : « vivant » est un adjectif qualificatif (présent absolu) et un participe présent (« allant vif ») qui indique le mouvement (pas forcément orienté d’ailleurs). « Mourant » est exactement de mêmes qualités, sauf qu’on l’occulte de l’instant de vivre parce que la mort est « impossible » pour le sujet et dans la conception qui s’en produit, c’est-à-dire la conscience : on fait des images de la mort, parce qu’on n’en a aucune expérience. Ici, nous nous dégageons d’une vision monoculaire - idéologiquement vitaliste - pour une vision binoculaire donnant son relief de ce que nous avançons de la mort ; mêlons pour se faire les syllabes des deux mots :

« Virant, mouvant. »

Nous disons que mourir et vivre est exactement équivalent, puisque pour vivre nous devons mourir un peu, et pour mourir, nous devons vivre un peu. L’homéostasie est un fait réel qui trouve sa manifestation dans le fait que nous soyons vivants, et nous payons de notre jouissance ou de notre souffrance cette homéostasie axiale (entre vie et mort) pour la maintenir.  C’est une ligne d’osmose et de mutation. Toutefois, nous sommes l’élément désaxé, en tant que nous vivons, et que c’est de là que nous percevons le monde. Dès lors, tout dépend où nous nous situons en tant qu’observateur dans notre rapport au pot : dehors, dedans (mort ou vivant), ce qui de lui ne change rien : il n’a qu’une surface et un bord. Par convention, on peut convenir que dedans c’est vivant, et dehors c’est mort. Il est possible de le penser en usant de la topologie lacanienne : dans le cross cap, ce changement d’état correspond à la ligne du désir, une ligne d’interpénétration du bord plié au point de rebroussement (une aisselle).

La science commence à peine à avancer qu’il n’y aurait donc pas de différence particulière entre une matière animée et une matière inanimée.  Sont-ce des forces, des énergies, des réactions physiques, chimiques, biologiques, électriques, magnétiques, psychiques qui permettent le maintien de cette ligne de mutation et d’osmose ? Nous ne savons rien, aucune réalité, aucune matérialité n’ayant été mises à jour par les sciences. Nous ne pouvons déduire la validité de la vie pulsionnelle qu’à partir de l’expérience, et en particulier de la pratique freudienne au détour de la parole manifestant la psyché (l'analyste est peut-être celle ou celui qui peut accepter la tentative de remédier la vie à ce point où ça meurt). 

Ainsi la vie et la mort ne se distingueraient pas fondamentalement par un changement d’état, mais d’essence, essence que Freud désigna du concept des deux pulsions, métaphorisant ainsi un Réel et le transposant formidablement dans la psyché, qui « répète » ce dualisme. Notre ignorance est l’occasion du triomphe des religions, plaçant à cette limite la croyance, mais nous devons apprendre à reconnaître celle-ci comme une des plus grandes suggestions au regard de la déréalisation qu’elle présente et de l’acte psychique - croire - qui la fonde.

Ce Réel, soit un X auquel on prête certaines qualités (sans faille, impossible, revenant toujours au même, non expérimentable), la psychanalyse et les sciences cherchent en faire tomber des bouts d’objectivation dans nos réalités. C’est assurément beaucoup moins rassurant que de clôturer et masquer par des mythes ne pouvant pourtant pas être pris pour argent comptant, mais c’est la possibilité somme toute peu satisfaisante, limitée, mais effective de nos progrès, c’est-à-dire de notre autonomie dans cet univers.

Tentons ici - suivant notre jeu syllabique avec nos deux mots - une interprétation (de l’inconscient), c’est-à-dire une déduction opérée dans la subjectivité : le Réel du corps, c’est l’inanimé virant à l’animé virant à l’inanimé.

Nous, nous éprouvons en conscience le vivant, que la parole vient tamponner et nouer d’un tiers mythique : le Symbolique.

3.2) La mort, symptôme dans la vie

Nous sommes acculés à ce dualisme : mort ou vif. Mais le désir nous désaxe de cette évidence, il se décentre ; c’est un désir fou d’éternité. Il nous dit : « Tu sais bien, mais quand même… ». Il n’y a pas un acte fait par l’homme qui ne soit pas une lutte contre sa propre mort réelle. Le fait d’écrire ce papier en est une démonstration. Même le suicide est une fuite de la morbidité insupportable pour une hypothèse d’amélioration ultime. Quelque chose de la pulsion de vie ne veut pas mourir, nous dit Freud.

Décrite ainsi, à cette pointe temporelle et spatiale, la vie se trouve être dans une précarité extrême et extraordinaire qui nous plonge dans l’effroi ; voilà encore ici ce lieu et le motif du rabattement du Moi dans la croyance aux mythes des origines et des destins, répondant eux de la mégalomanie inévitable, constitutive et narcissique du Moi.  C’est aussi la répétition : celle de la toute-puissance infantile du stade phallique, comme celle de la pensée magique ancestrale ou des modalités d’identifications chères à Philippe Descola.

Mais devant l’opposition du principe de réalité à cette toute puissance illusoire (l’autorité des adultes, des autres et des choses en général), l’ambivalence, le compromis, le doute, l’incertitude, l’hésitation, l’indétermination deviennent alors le lot ne nous permettant aucune espèce d’intégrité, de détention d’une Vérité pleine, qui serait Une. Voici, a minima, la marque des névroses, parce que nous sommes appelés par la « civilisation » à faire corps collectif (social), uni, désérotisé et pérenne, où nous n’avons qu’un corps individuel, sexué et mortel, séparé et seul, instable.

Voilà pourquoi « l’opium du peuple est aussi l’expression de la plus grande désespérance humaine » (Marx). Cette désespérance naît d'un désir d'éternité irréelle qu'il nous faut apprendre à détromper en faisant tomber les illusions qui le nourrissent dès l'enfance, dont les religions font parties, mais pas seulement…

D'êtres mortels, nous l'apprenons pleinement fort tard, et c'est du sexe, arrivé à maturité - à la puberté. Les vieillards se sentant appelés à la mort ne cessent de nous le dire, et Œdipe meurt seul à Colone. On est prié d’y croire, si l’on ne croit pas à la science !

Nous faisons ce que nous pouvons avec ce conflit et cette angoisse ; ce « faire » est notre symptôme, lequel n’est pas une erreur, mais une solution. Une solution ponctuelle, locale, singulière, le plus souvent suffisamment bonne pour assurer le pas suivant.

Il n’y a donc d’union que de compromis dans le champ de la parole et de la culture. Nous payons le gain de l’organisation humaine dans le langage et la parole par ce ratage constitutif : la nervosité due à la division constitutionnelle (sexes), au dualisme structurel (vie - mort), au clivage de la conscience comme dépendance de l’inconscient. Ratage d’une jouissance inscrite comme telle dans le droit, mais partagée, divisée ; ratage aussi d’une jouissance totale, totalitaire promise par la perversion ; et ratage d’une sexualité, car ne satisfaisant jamais pleinement au mouvement, à la poussée constante et impérieuse de la pulsion, à sa plasticité immaîtrisable. La conscience est le fruit résultant de cet effort de refoulement incessant que nous devons maintenir notre vie durant sous le joug du Surmoi et du principe de réalité intérieure et extérieure. On observe d’ailleurs que les défenses contre les motions refoulées et inconscientes tendent à s’abaisser dans la vieillesse, dans la retraite, qui ne requiert plus de l’individu une fonction d’élément social ou familial, mais lui assigne une place à l’écart, isolée, exclusivement tournée vers la mort. D’où le désintérêt des forces vives à l’endroit du grand âge, à moins qu’elles y trouvent un intérêt constituant toujours un bénéfice immédiat (voir les entreprises de la gériatrie).

La mémoire du vieillard délivre alors des souvenirs oubliés durant toute la vie active, étranges, lointains, décalés par rapport à la situation dite « normale ». Il ne se souvient qu’à la faveur du vieillissement et à sa grande surprise d’évènements de sa plus tendre enfance jamais remémorés jusque-là. En fait, en vieillissant, on ne « retourne pas dans le passé », mais la conscience se rapproche de la réalité manifeste, immédiate, interne ou externe, de l’instant présent. Le désir se manifeste intact, et ce que nous nommons « sagesse » est au bout du compte une contrainte par corps. Le formidable poème de Victor Hugo, « Booz endormi », nous en témoigne.

Notre hyperactivité psychique de refoulement et de sublimation est particulièrement épuisante (c’est un « travail ») et se retrouve donc facilement dans ce que Freud a compté de « psychopathologies de la vie quotidienne » (qu’il faudrait actualiser), c’est-à-dire sous forme de symptômes. Et toutes les distractions, les tentatives de fuites, y ramènent immanquablement. C’est que le symptôme recèle une jouissance morbide inconsciente, impérative et répétitive, qui s’exprime dans la conscience sous la forme d’une souffrance.

Le psychanalyste observe que l’identité de l’individu humain, c’est son symptôme, soit : ce qui tombe avec le corps - actes, paroles -, ce grâce à quoi, soit dit en passant, l’on se reconnaît bien mieux les uns les autres qu’à travers l’identité sociale. Le corps lui-même, le visage particulièrement, est porteur comme d’une affiche ou d’un blason du symptôme individuel. Il n’appartient qu’à l’homme d’être aussi nerveux et aussi prolifique dans la production de symptômes que sont ses excès de constructions ou de destruction. Il en est aussi marqué dans son corps. Et la communauté elle-même communie autour d’un symptôme idéal : le Normal, tout à fait inexistant hors du fantasme d’union, de l’universel, du Un. L’eugénisme en est l’unique point de fuite.

Ici, nous devons au Lecteur ce petit aparté : il est tout aussi étonnant et paradoxal de constater aujourd’hui l’inscription nominative du terme diagnostique comme statut social, sous l’influence de « nouvelles » thérapies de type cognitivistes, comportementales, ou usant de la nomenclature type D.S.M. : les gens se présentent sous l’étiquette identitaire du verdict de la « science supposée savoir de ce qu’il doit en être de l’homme »  (et elle n’est pas la seule à être « possédée » de cette prétention). On voit ainsi les profils de réseaux sociaux sur Internet se dénommer « Bipolaire », « Anorexique », « Dépressif », « Boulimique », tout comme d’autres se présentent sous l’identité de leur maladie physique.

Hé bien cette étiquette « en plus » l’est d’un symptôme, toujours superficiel par définition.  Comment, autrement qu’à l’aune d’un eugénisme latent ou patent, et finalement pathogène, considérer le symptôme de l’autre comme une « erreur », dès lors qu’il est la solution corticale du sujet pour exister ? L’eugénisme est une croyance.

Bref, reprenons : si la psychanalyse montre et démontre un certain déterminisme, elle montre et démontre aussi qu’il est impossible de déterminer une norme généralisable ou une prédictivité pour l’individu ou l’espèce, autre que sous forme d’idéation crédule se perdant dans le fantasme. Durant cela, le désir à jamais insatisfait va au-delà des besoins, dépasse les capacités naturelles et, maintenant, outrepasse les capacités naturelles de son environnement. Voilà une manifestation patente et réalisée du conflit psychique entre l’inconscient et le conscient.

C’est pourquoi nous pouvons tirer au moins une leçon de l’expérience : il serait important, individuellement et dans la communauté, de penser une « éthique sociale du désir » (3), afin d’en déduire nos besoins vrais, vitaux. Or, la plus grande part de ce que nous produisons est destinée à satisfaire le désir - ce qui n’arrive jamais, heureusement… Et nous négligeons nos besoins réels, de notre corps Réel… On dit de certaines Entreprises qu’elles font pousser des plantes qui seraient malades d’avoir à pousser dans un sol ravagé, brûlé et bréhaigne, sans les additifs d’engrais et de produits chimiques fabriqués par elles ; nous suivons le même chemin avec nos corps, en les bourrant de médicaments et de produits destinés à masquer et à effacer nos maladies, durant que la pulsion de vie est durement inhibée. Personne ne veut de maladie ; mais il y a là une question éthique : personne ne sait ce qu’est la santé, et l’apparence artificieuse qu’on lui donne - dans les pubs par exemple - est un leurre. Ce leurre ne tient que du croire.

Ainsi aveuglés, nous tuons la terre, et nous soignons les plantes de la perte que nous leur infligeons de leur ressource vitale : leur substrat. Nous intoxiquons nos corps et nous les empoisonnons encore en prétendant les « guérir ». On estompe en fait les symptômes, et ça finit dans une augmentation considérable de cancers les plus divers, de maladies physiques et psychiques les plus folles. Devenir plus vieux, mais dans quelle « santé » ? La « modernité » est de tout temps et de mémoire d’homme dysharmonique et non vertueuse, parce qu’elle est effectuée sur une croyance : l’immortalité.

Rappelons ici que le cancer est perçu comme une « croissance folle » de la vie non limitée par la mort, à ce point que l’on est obligé d’infliger la mort à cet excès de la vie sous forme de chimiothérapies et autres méthodes létales. On use d’ailleurs pour cela d’un langage typiquement militaire, guerrier. On peut penser de cela que le cancer signe d’abord une défaillance de la pulsion de mort. Pourquoi ? Parce que, dans notre artifice, nous ne laissons pas mourir la vie à son rythme naturel ou quotidien, par conséquent indirecte de l’inhibition du sexuel dans notre espèce. Même les animaux domestiqués pâtissent de leur capture en cet artifice, en mourant à leur tour de cancers et en devenant « fous ».

Est-ce mieux ou pire que de mourir dans la nature et de son apparente cruauté ? La psychanalyse n’a pas ici à répondre. Néanmoins, le champ de la psychosomatique dans les névroses, les perversions et les psychoses observe et décrit le lien indéfectible et ténu entre le corps et la psyché, entre la psyché et le corps. La cruauté n’y est pas moins à l’œuvre.

4) Le croire comme médiation entre la vie et la mort

Voilà inscrit par ce détourage comment peut se situer le travers du « croire ». Il répond d’un déni infantile de réalité correspondant à un choix : celui de satisfaire totalement, de manière addictive, à l’injonction surmoïque et au désir inconscient qu’il défend (mot à double sens) afin de garder l’amour de ceux et de « ce » qui nous aiment. La facilité purement intellectuelle de s’en remettre à une parole qui n’est ni nôtre ni vérité apporte en ce sens un plaisir immédiat, mais diffère l’effort d’avoir un jour à s’en désillusionner, ce qui se nomme la maturité.

Le « croire », fait de structure psychique, apparaît dès lors beaucoup trop et dangereusement valorisé dans la culture ; les mots « projets », « avenir », « espoir », ou encore le « rêve américain », « paradis », « promesse », « salut », « modernité », « progrès », etc., s’inscrivent de cette démesure de contenus Symboliques et Imaginaires proprement loufoques de notre conscience ; c’est évidemment l’occasion de toutes les roublardises et les roués ne se privent pas d’en abuser les leurrés.

C’est pourquoi nous devons en rabattre : nous avons à penser ces mots portant à l’espérance toujours déçue d’une parfaite jouissance et d’un souverain bien, non pas comme autant d’ultimes absolus, mais essentiellement comme permettant de simples compromis entre les individus, parce que l’amour n’y suffit pas. Ce à quoi le mot de ratage peut s’appliquer, si nous reconnaissons que ce qui reste, ce qui est exclu, ce qui cloche, ce qui fait défaut et ce qui défaille, c’est le sujet et sa vérité. Ici, il n’y a, si on l’écoute, que de l’anorme, et du singulier, parce que la répétition ne se fait jamais à l’identique. Il n’y a donc pas de possibilité de conjonction entre le croire et la réalité du monde : que le « cru » y apparaisse, on n’en croit pas ses yeux, car « ça n’est pas ça », eut écrit Margueritte Duras. Pour croire, la réalité est, selon le mot d’Octave Mannoni, répudié, et même - plus souvent qu’on ne le pense - l’expérience elle-même. C’est que c’est en lien dans le psychisme humain avec la Chose, Das Ding, un Réel où la sublimation s’exerce à l’épuisement de l’excès pulsionnel.

À l’orée du dictat des pulsions, la vie entasse, augmente, amalgame, lie, fusionne, mélange, amplifie où la mort constitue l’exacte liste des antonymes. Entre jouissance et souffrance comme entre vivre et mourir, l’étant advient sans que rien de cela puisse être justifiée par quoi que ce soit de logique, de bon sens, de causalité, d’intelligence ou de savoir. De cette ignoranceindépassable, du fait même des limites du corps que l’esprit dénie ou ignore, procède le croire comme consolation à l’insupportable durée de cette condition dont rien ne nous extrait que la mort. « Heureusement que vous savez que vous allez mourir, car il n’est pas dit que vous supporteriez cette histoire ! », dit à peu près Lacan. Croire est un symptôme manifeste de cette détresse inconsciente.

Oui, c’est effectivement une blessure narcissique que l’observation ainsi faite ; mais elle allège et soulage d’avoir à se croire maître du monde et de l’immonde (au sens ancien). C’est ce qui nous place aussi devant notre part de responsabilité pleine et entière de nos actes, de nos possibilités, sans avoir à se défausser sur les dieux et le hasard, les autres et la morale, la fatalité ou le destin, le devoir et le savoir. Tout cela trouve un substitut et un seul : c’est l’éthique, laquelle se pose entre le possible et l’interdit. La place est grande pour ceux qui ambitionnent de s’y tenir, car peu enviée.

4) Coordonnées du croire et ouverture

Concluons par une proposition de quelques coordonnées psychiques du « croire » :

  • C’est un contenu de la conscience de l’être parlant, lui dont la seule alternative ou alternance est la mort.

  • C’est le symptôme de notre détresse devant l’insensé et l’ignorance que révèle l’expérience de vivre, malgré les maigres et incertains savoirs accumulés. C’est une injonction modale du langage familial puis culturel destinée à freiner la poussée pulsionnelle et l’enchaînement signifiant chez l’enfant, afin de les soumettre à l’exigence civilisationnelle.

  • C’est une tentative de fusion de l’être au Moi recherchant l’unité après le démenti de celle-ci porté par la réalité (différence des sexes).

  • C’est un refuge du Moi face à l’épreuve de réalité et la possibilité de rejeter l’expérience d’être.

  • C’est un motif faisant face à la nécessité impérieuse pour l’enfant de garder l’estime et l’amour de ceux dont il dépend entièrement.

  • C’est un déplacement subjectif, temporel et spatial, Symbolique et Imaginaire, destiné à ancrer le Moi dans une origine et un destin mythiques.

  • C’est le lien entre le mythe et le mystère qui perce la mystique - elle se perd dans la fruition sublimatoire.

  • C’est dès lors une certitude fantasmatique plus puissante que la réalité, parce que croire est l’argument et le motif de cette fruition du Moi (sublimation). C’est une manière de défendre et de se défendre du Réel.

  • Enfin, c’est une idéation devenant dans le discours courant un objet de consensus allégorique renvoyant à un dogme social à prétention normative.

 

Voici donc l’humain qui, de se spécifier parmi les autres espèces d’être parlant, déploie son appareil psychique dans trois registres déjà présents chez Freud, considérablement renouvelé et précisé par Lacan : d’un Réel, d’un Imaginaire et d’un Symbolique. Nous pouvons observer dans cette structure borroméenne du sujet humain trois orients vers lesquels il peut incliner le symptôme (inclination n’étant pas répartition, puisque le R.S.I. est un nouage dont les éléments s’interpénètrent) : Le religieux s’éperd dans le Symbolique (quête du signifiant ultime), la science s’éperd dans l’Imaginaire (quête de l’objet ultime), et la psychanalyse s’éperd dans le Réel (quête de l’inconscient, à l’ombilic du rêve).

Voilà qui devrait nous relier (étymologie de « religion ») à ceci : que l’infini n’est pas fini, eût dit La Palisse, et que ce qui ne cesse pas de ne pas s’en écrire, c’est l’humain.


Adoncques, si l’encre nous est donnée, la plume est à porter.

 

Notes :

(1) Le besoin est à penser dans cet article comme distinct du désir, en cela qu’il ressortit à la nécessité biologique : besoin de nourriture, de respiration, de satisfaction sexuelle, etc. Le désir est à entendre comme une exagération, une excentricité psychique due à la parole et constituée de langage : il réside dans le dire, s’y trame. Il outre donc le besoin qui, même satisfait, ne satisfait ni n’épuise le désir.

(2) Réel écrit avec majuscule est à lire comme l’un des trois registres du nœud borroméen lacanien. Avec minuscule, le mot s’entend au sens courant. Il en va de même avec les mots « Imaginaire » et « Symbolique ».

(3) Dans ce syntagme repris d’un de mes articles « Ethique sociale du désir », le mot « éthique » est à préciser : l’éthique n’est pas à confondre avec la morale, en cela qu’une morale anticipe une situation où l’éthique est une réponse à inventer face à une situation jamais rencontrée. Elle permet d’agir ou la morale peut empêcher, et l’inverse. Son repérage n’est pas le bien ou le mal, mais le possible. Elle ne vaut qu’une fois, et lorsqu’on la répète, c’est déjà une morale, d’où la confusion généralement faite dans la hâte du discours courant. Aussi, une « éthique sociale du désir » consiste plutôt à mettre à l’épreuve l’expression d’un désir (« Je veux » ou « je ne veux pas ») dans la situation inaugurale de l’instant de vivre, lorsque celui-ci implique la communauté, le social. On peut avancer qu’une créativité en est le fruit.

ADDENDA

Extrait d’un échange entre internautes, réalisé dans le temps d’écriture du présent article, à propos de l’esprit religieux et de la psychanalyse :

- L.F. : Lacan dit des catholiques vrais de vrais qu'ils sont inanalysables. C'est dans le séminaire du Sinthome.

 

- J.P.J. : L'esprit mystique ou mythique ne démord pas face à la réalité, c'est entendu. En fait, ce n'est pas que ce soit intrinsèquement inanalysable, mais le sujet n'entre pas ou peu en analyse parce que ça amène un changement de paradigme impossible pour lui : le vide - tel que pointé par Fanti par exemple -, le Réel que redouble la béance symbolique. Même venu au bout de la sublimation, le "croire" est ancré et ne cède pas : Lalangue reste maître... C'est moins la psychanalyse qui n'est pas universelle, que sa pratique jusqu'à ce fond où les illusions n'ont plus de place, que de voiles. Tout le monde n'est pas près d'assumer cette solitude, qui pourtant est une joie, la joie freudienne. La sagesse est une contrainte par corps, vif et mourant... Mais enfin, ça ne doit pas empêcher d'exister... 

 

- F.V.L. : Si J.P., ça cède, ça se désillusionne tout à fait et oui les voiles tombent et si l'analyse se passe bien il n'y a pas de bobo même "contraintes par corps" et fulgurante prise de conscience.  Il n'y a pas du vide que dans cette béance. Le vide est partout. La sublimation se repense autrement. 

 

- J.P.J. : Je dis bien : le "croire", qui ne se réduit pas à la religion - qui est à mon sens un symptôme ; et oui : ça cède dans certains cas, mais pas chez tout le monde, et en particulier chez les "vrais de vrais" ! Ma confirmation du dit de L.F. concerne l'esprit qui ne cède pas, et il n'en démord pas... À cet endroit, je peux bien citer Dolto qui, malgré le travail qu'elle a produit concernant les évangiles, est restée "croyante". Le "croire" comme paradigme est une défiance à l'endroit du signifiant. Une sauvegarde de l'Imaginaire et du Moi...

 

Ah ! Je dois citer Jung ici, bien sûr...

 

- N.P. : Oui, comme : "Continuons de croire, on ne sait jamais...."

 

- J.P.J. : Voilà : ce "on ne sait jamais" où point le vide... Ce qui s'y tisse, c'est le Moi - pour rejoindre la sublimation…

 

- L.F. : Une des occurrences où Lacan parle des catholiques inanalysables, c'est à la suite d'un exposé de Jacques Aubert à propos du Moi de Joyce :

 

« JACQUES LACAN – Je vais vous dire la réflexion qu’en vous écoutant je me suis faite, à propos de la confesse, et de tout ce qui s’ensuit – à quelle prodigieuse végétation cela aboutit, avec Alphonse de Liguori, Suarez, le probabilisme ! Je pensais à un de mes analysants qui est un vrai catholique, mûri dans la saumure catholique, à un point qui n’est certainement égalé par personne ici, sans cela personne n’y serait. En somme, un catholique vraiment formé dans le catholicisme est inanalysable. Il n’y a aucun moyen de l’attraper par le bout de quelque oreille.


JACQUES ALAIN MILLER – Vous avez déjà exclu les Japonais de l’analyse…

JACQUES LACAN – J’ai déjà exclu les Japonais, bien sûr, mais c’était pour d’autres raisons. Les vrais catholiques sont inanalysables parce qu’ils sont déjà formés par un système auquel on a essayé de survivre avec l’analyse de Freud. C’est en cela que Freud est un catholique timide, prudent. Il a fait passer là un courant d’air frais, mais en fin de compte son apport est du même principe, comme on le voit dans Malaise dans la civilisation : il retourne tout bonnement au fait qu’il y a quelque chose qui ne tourne pas rond. Il est quand même curieux, pour user d’un mot que vous avez employé, curious, que l’analyse soit la forme de survie dans le catholicisme. On verra peut-être un jour un pape qui s’en apercevra et invitera tout le monde à se faire psychanalyser. Mais pour les gens qui sont déjà formés, l’analyse, c’est sans espoir. Peut-être, avec le temps, cela arrivera-t-il a s’évaporer. Je voudrais soulever une autre question qui est celle de la traduction anglaise du Ich des Allemands par ego. Nous avons donné à cela un poids plus raisonnable en traduisant par le moi. C’est là que je retrouve la question tout à fait pressante qu’a soulevée Jacques-Alain Miller, des rapports de Stephen avec James Joyce. Stephen Dedalus, n’est-ce pas ce qu’on appelle communément l’ego ? Je serais assez porté à y pointer un imaginaire redoublé, un imaginaire de sécurité si l’on peut dire. Est-ce que Stephen Dedalus ne joue pas par rapport à James Joyce le rôle d’un point d’accrochage, d’un ego ? Est-ce un ego fort comme disent les Américains, ou est-ce un ego faible ? Je crois que c’est un ego fort, d’autant plus fort qu’il est entièrement fabriqué. C’est faire retour à la question d’où je partais : quelle est la fonction de l’ego dans la formation catholique ? Est-ce que la formation catholique n’accentue pas ce caractère en quelque sorte détachable de l’ego ? Il est très frappant que les anglais n’aient pas traduit le Ich par I. Il faut que quelque chose les en ait empêchés, parce que cela semble aller de soi, quelque chose qui tient à la langue anglaise.


PHILIPPE SOLLERS – En anglais, ils ont aussi gardé le latin pour le ça et le surmoi.

JACQUES AUBERT – Cela tient peut-être à la tradition théologique anglaise, qui, pour l’essentiel n’est pas catholique.


PHILIPPE SOLLERS – En anglais, le I s’écrit toujours avec une majuscule même à l’intérieur d’une phrase.


JACQUES LACAN – Oui, mais ce n’est pas une explication, puisque les Anglais écrivent aussi ego avec un E majuscule.


JACQUES-ALAIN MILLER – En tout cas, je voudrais souligner qu’il n’y a pas d’ambiguïté sur le type de moi que Joyce se construit (« se construire » figure dans le Portrait) : un moi qui se construit, le moi classique des romans d’éducation, est un moi obsessionnel.


JACQUES LACAN – C’est ça. D’ailleurs, le Français marque bien que le moi est en fin de compte déterminé, qu’on le choisit. C’est une sorte d’objet. Pichon a fait là-dessus des remarques qui ne sont pas idiotes.


JACQUES-ALAIN MILLER – Or, il ne me semble pas qu’il était obsessionnel, Joyce. S’il se construit un moi obsessionnel, c’est un moi qui n’a rien à faire avec sa structure. Sa personne ténue, pour reprendre les termes de Pichon, et sa personne étoffée ne coïncident pas du tout.


JACQUES AUBERT – Je me demande si cela n’est pas en partie fabriqué par l’éducation catholique, à base d’Imitation de Jésus-Christ. »

 

- J.P.J. : Merci L.F. pour cette citation. Vous voyez que je ne suis pas loin du tout du pointage fait par Lacan... C'est l'observation qui se pose, ce refuge, ce tissage, etc.

 

- D.M. : Parmi les symptômes névrotiques, peut-on faire une classification selon leurs degrés de dangerosité ?

 

- J.P.J. : Pour ce qui est du symptôme, et de votre soucis d'évaluation de sa dangerosité, D.M., je pense et j'observe que le premier de tous est la parole, et qu'à ce titre tous les dangers sont observables dans ce qui en découle. Si l'être humain est un symptôme, c'est qu'il consiste en cette excentricité dénommée parole, avec toutes les portées dangereuses dans l'agir, du père défaillant à la mère "suffisamment" bonne, de la pollution de la planète à Fukushima. Bref, la "civilisation" (de la pulsion de vie, en tant qu'elle est sexuelle pour nous) est depuis son départ un plus grand danger que tout ce qui se manifeste sur terre de vivant... Le symptôme, c'est "ce qui tombe avec", et Freud pointe que ça ne vient pas de rien ni d'un dieu, mais de l'inconscient, du refoulement et de son retour. Sommes-nous alors en mesure d'évaluer notre dangerosité ? Jusqu'à présent, les faits le montrent : non... 

 

- A. P. : Si un "catholique formé au catholicisme est inanalysable", comment un prêtre (Eugen Drewermann entre autres) a-t-il pu devenir psychanalyste ? Certes, Jungien, me direz-vous ! S'il a pu aider ses acolytes à supporter le cloître, ce n'est pas si mal non ? Et ça n'a fait de mal à personne ! Du symptôme, il y en a partout !

 

- J.P.J. : Hé bien oui. Selon quoi les religions ne peuvent jamais rien promettre avant la mort - la mort, c'est-à-dire l'au-delà de la castration -, hormis dans le champs politique, social ou économique comme on le voit * ; et cette promesse se réduit à une jouissance tout à fait imaginaire de paradis, de Walhalla plein de bonne mangeaille et de vierges bien sûr... Bref, un retour de la toute-puissance infantile visant une jouissance sans limite, et son impasse. Il y a des thérapies qui consolent, on n'en doute pas !

 

* « J. LACAN - La foi, c’est la foire. Il y a tellement de fois, vous comprenez, de fois qui se nichent dans les coins, que malgré tout, ça ne se dit bien que sur le forum, c’est-à-dire la foire.

M. A. - Foi, forum, foire, c’est des jeux de mots.

J. LACAN - C’est du jeu de mots, c’est vrai. Mais j’attache énormément d’importance aux jeux de mots, vous le savez. Ça me paraît la clé de la psychanalyse. »

(Jacques Lacan : « La Troisième » ; transcription par P. Valas et Cie de l’intervention au congrès de l’E.F.P. à Rome, 1er novembre 1974.)

 

- L.F. : C'est dur de penser à la mort, quand on avance en âge, et qu'on sait qu'il n'y aura plus rien après. C'est angoissant.

 

- J.P.J. : C'est toute l'observation de cette angoisse faite par le bon docteur Max Schur, dans "La mort dans la vie de Freud", et c'est ce qu'on se repasse à chaque deuil... Villon déjà en fit une sanction : "Et meurt, Dieu sait quelle mort" !

 

- A.P. : Mais pourquoi on en a fait des cathédrales alors ?

 

- J.P.J. : Et l'objet a, dans le tabernacle, vous en faites quoi alors ? L’agalma n’a pas le privilège exclusif de le contenir… Simplement, les monuments abusent le désir de ne pas en annoncer la couleur.

 

- A.P. : Donc, là, on a tout compris de la scène primitive et on est remonté aux origines des religions. Plus besoin de gaspiller notre temps de ce côté-là ?

 

- J.P.J. : Je pense qu'il est déjà important de les remettre à leur place initiale : celle de mythes nécessaires à la construction symbolique de l'enfant. Mais à lui, il lui faut apprendre aussi à relativiser le "croire", afin qu’il n’en soit pas la dupe... Il est temps d’enseigner quelque chose de la psychologie, de la psyché, à l’école.