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D’une morale professionnelle vers-tueuse à une éthique vivante du soin de l’âme. Repenser le professionnalisme pour panser les soignants, par Marie-Ève Garand, vol. 4

Marie-Ève Garand est directrice du CÉINR, professeure associée de clinique à la Faculté de médecine - Université de Sherbrooke, et psychanalyste.

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Pour citer l’article : Marie-Ève Garand, « D’une morale professionnelle vers-tueuse à une éthique vivante du soin de l’âme. Repenser le professionnalisme pour panser les soignants », Revue Ouvertures vol 4, Temps et passages.

Résumé

Le temps de pandémie que le Québec comme le reste de la planète traverse agit comme un puissant révélateur : celui de la faillite de nos logiques corporatistes et de nos politiques néolibérales, incapables de gérer et administrer de manière digne, humaine et responsable, le réseau des soins et des services sociaux, hérité pourtant des communautés religieuses qui les ont fait naitre. Comme nous en ferons la (dé)monstration en suivant de très près le fil du discours dominant, le réseau québécois est devenu un système de santé fermé et rigide au point que le Premier ministre n’hésite pas à le qualifier de « monstre bureaucratique ». C’est en prenant en compte la façon dont, au fil des ans, le système de la santé s’est refermé au point de devenir un guichet unique de soins, que l’on peut saisir la souffrance des soignantes, puisque le système repose essentiellement sur elles, de même que leur épuisement qui peut aller jusqu’à la dé-mission. Or cette analyse n’est possible que si l’on ose la faire à partir du lieu d’où elle émerge, soit de leurs conditions de travail au sein même de ce système. Il y a longtemps déjà que nos soignantes « anges gardiens » ont les ailes coupées, qu’elles crient dans le désert et s’évertuent à faire entendre aux gestionnaires, au gouvernement et au public l’état de leur fatigue, à la fois morale, mentale et physique. En vain. En posant un regard à la fois plus large et plus unifié sur la réalité clinique de ces femmes, cet article de réflexion a comme objectif de collaborer à une réflexion collective sur ce qui les conduit à braver la loi du silence imposée par le système pour exprimer, crier, voir et mettre en acte leur désespoir. Cet article part ainsi du constat entendu par les soignantes dans notre praxis, centrée sur le soin des soignantes comme des patients et de l’environnement clinique dans lequel la praxis des soignantes évolue. Son but ultime est de susciter une réflexion sur la nécessité de re-construire un système de santé ouvert et démocratisé capable de prendre soin de l’autre et de la terre, et de soi – l’autre mot pour dire l’âme.

Abstract

These pandemic times in which Quebec, like the rest of the world, is going through expose a powerful revelation. This event reveals the bankruptcy of the Quebec health care system, due to a corporatist logic and neo-liberal policies, leading to a dramatic inability to manage and administrate in a humane and responsible way a system hitherto inherited from religious communities that gave birth to it. Following and analyzing the dominant discourse very closely, we will demonstrate that the health care system has become so closed and rigid that even the Prime Minister calls it a « bureaucratic monster ». We will show how, over the years, the health care system has closed in on itself to the point of becoming a « single window » of care. This helps to understand the suffering of the caregivers, made up of an overwhelming majority of women, as well as their exhaustion, which can lead to their ultimate resignation. However, this analysis is only possible if we dare to do it from the place of which it emerges : from their working conditions, within the system itself. For a long time now, our « guardian angels » have had their wings clipped. For a long time now, they have been crying out in the desert and trying to make managers, the government and the public aware of their moral, mental and physical fatigue. In vain. By taking a broader and more unified look at the clinical reality of these dedicated women caregivers, this paper aims to collaborate in a collective reflection on what leads these them to defy the system-imposed law of silence; this defiance leads them to express, shout, show and act out their despair. This paper thus starts from the observation heard from these female caregivers in our praxis, centered on the care of both caregivers and patients and the clinical environment in which the caregivers’ praxis evolves. Its ultimate goal is to trigger a reflection on the need to rebuild an open and democratized healthcare system centered on the Other, the Earth, and the Self - the other word for Soul.

Article

Au Québec, le temps de pandémie du coronavirus de la Covid-19 que nous traversons est un puissant révélateur d’une crise sanitaire qui ravageait déjà notre système de santé en sourdine. Nous parlons de la souffrance des femmes soignantes qui travaillent à tous les paliers de soins dans notre réseau de la santé et des services sociaux québécois, qui sera le plus souvent appelé « système de santé ». Car, s’il y a une chose qui apparait comme une évidence depuis la crise, c’est bien l’urgence, pour ne pas dire la nécessité qu’il y a de se porter à l’écoute des femmes soignantes qui se disent fatiguées, épuisées, mortes de fatigue et de rendre suffisamment audibles à l’entendement leurs cris au-delà des murs d’un système de santé et de services sociaux.

Cela demande de resituer la souffrance de ces soignantes du lieu d’où elle émerge, soit de leur travail dans le système de santé et de services sociaux québécois[1]. Ce système est devenu à ce point dysfonctionnel que le premier ministre du Québec, Monsieur François Legault, a littéralement utilisé le mot « monstre » pour le décrire[2]. L’utilisation de ce mot pour parler de notre système de soins ne peut être prise à la légère. Ceci d’autant que, comme nous allons le montrer, le mot monstre n’arrive pas par hasard comme signifiant dans la bouche du premier ministre : le terme est régulièrement utilisé par les syndicats, les gestionnaires, les professionnels de la santé, y compris par les patients et les médias, qui en parlent comme d’un monstre bureaucratique[3]. Dans le monde des soignants, l’expression a même glissé, entre humour et dérision : ils en parlent comme d’un « monstre bourreaucratique ».

Parler de monstre n’est pas un effet de discours ordinaire. Après une brève analyse sémantique de la figure du monstre, nous montrerons comment la souffrance des soignantes ne peut pas et ne doit pas être réduite à une stricte analyse pathologique. Une telle analyse a son utilité clinique pour aider une personne à cheminer. Mais elle ne permet pas de saisir la dynamique interrelationnelle entre un soignant et le système de soins, pourtant au cœur du rapport des soignants avec leurs monstres, à la fois extérieur et intérieur. En fait, en réduisant leur souffrance à une logique pathologique, on contribue à maintenir en place une culture d’aliénation qui asservit les femmes en les condamnant à tenir une posture sacrificielle.

Notre orientation montrera comment le « système » de la santé a perdu sa capacité de réflexion de créativité et de renouvellement depuis qu’une logique marchande bureaucratique s’est emparée de la dimension du soin pour l’aliéner et la transformer en vaste marché de moyens tourné vers la satisfaction des besoins du client. Ce parcours permettra non seulement de montrer comment le système de la santé a perdu sa capacité de réflexion et de prospective, mais surtout, il permettra de montrer comment cette perte oriente et transforme à la fois le système de la santé québécois et la pratique des soignantes, avec un effet direct sur les conditions de travail, la santé mentale, spirituelle et les conditions de vie des soignantes. La crise que traverse le système de santé québécois ne se limite pas aux dimensions politiques, économiques et sociales. Elle parle aussi de l’incapacité de notre société à prendre en compte les cris des soignantes qui hurlent sur toutes les tribunes depuis de nombreuses années leurs misères, la dégradation de leurs conditions de travail, et la robotisation du soin soumis à une logique de marché.

Comme nous aurons l’occasion de le déplier, il y a longtemps déjà que nos soignantes « anges gardiens » ont les ailes coupées, qu’elles crient dans le désert et s’évertuent à faire entendre aux gestionnaires et au gouvernement l’état de leurs fatigues morale, mentale et physique. De même, il y a longtemps déjà que les soignantes se font chien de garde et tentent de faire entendre à l’appareil de gestion, aux syndicats, aux associations professionnelles, et même au grand public les risques de dérives associés à une marchandisation des soins. Mais tout se passe comme si on n’entendait pas leur drame, drame qui est aussi le nôtre puisqu’ultimement, il concerne directement la problématique de l’accès aux soins de santé. En effet, comment espérer être soigné si les soignantes sont rendues trop malades pour faire le travail pour lequel elles sont formées et compétentes, quand on les laisse travailler ?

La souffrance des soignantes est pourtant bien là, partout racontée dans les facultés universitaires, dans les médias et même sur les réseaux sociaux : une recherche sur Google avec les mots « soignant souffrance » fait surgir plus de 2 millions d’occurrences ! Une telle démultiplication des témoignages et la surdité ambiante à leur encontre questionne notre volonté d’entendre et de considérer leurs témoignages. Pourtant, la considérer de près permet de constater la manière dont la présentation fragmentée de l’information contribue à façonner le morcellement de ces témoignages relégués à la chronique des chiens écrasés et des faits divers. Présenter chaque cas comme un événement isolé, comme un problème de santé mentale, comme un « mal de vivre » individuel conduit à évaluer davantage la personne et son acte qu’à rassembler les petits bouts de voix pour en faire une histoire : celle des soignantes aliénées à une logique bourreaucratique systémique. Ceci, parce que chaque histoire individuelle détachée du contexte macro – le système de la santé –, et du contexte micro – le contexte familio-social –, apparait comme l’histoire de la défaillance subjective d’une personne isolée qui aurait dysfonctionné ou « pété un plomb » selon l’expression consacrée.

Une telle orientation rend difficile pour le grand public, mais aussi pour les personnes concernées, de poser un regard plus large et d’identifier les raisons internes propres à la logique du système de santé qui rendent possible que les cris des femmes circulent dans le discours dominant sans être considérés, ni même entendus. Comme nous le montrerons, le fait même qu’il soit difficile de prendre la mesure du poids et de la détresse vécue par les soignantes parce ce que ces femmes racontent est lu comme une histoire banale, on l’écoute comme on écoute une série télévisée médicale et on l’interprète alors comme l’évidence d’un mal banal au cœur de nos civilisations.

Pour sortir de ce cercle vicieux, il nous est apparu nécessaire d’aborder cette question selon une logique discursive, tel que nous l’avons développée à partir de la clinique du CÉINR lors de nos travaux de doctorat. C’est avec cette méthodologie que nous proposons d’explorer la manière dont le discours courant, le discours des politiques québécoises en matière de santé comme celui des soignantes elles-mêmes, rend compte de la logique subjective de ces dernières qui, devant les pratiques bureaucratiques rigides, tendent à prendre une posture sacrificielle, parfois même à leur corps défendant. Les soignantes se retrouvent en effet trop souvent prises au piège d’un système bureaucratique qui impose une loi du silence, une gestion unilatérale de l’horaire de travail, mais aussi des heures supplémentaires obligatoires, des arrêts de travail ou de l’aspect financier lié aux congés de maladie, autant de lieux qui les tiennent constamment sous pression. Il importe aussi de souligner que l’analyse que nous proposons à la réflexion collective s’ancre autant dans notre expérience d’enseignement clinique auprès des résidents en médecine de famille que dans notre praxis clinique à la clinique Alliance, une clinique centrée sur le soin : le soin des soignantes, celui des patients autant que celui de l’environnement clinique dans lequel la praxis des soignantes évolue[4]. Il s’agit donc, avec cette méthodologie discursive, de s’appuyer sur 1/ l’analyse des éléments issus du discours dominant diffusé par les médias et promus par les politiques québécoises ; 2/ l’analyse du témoignage des soignantes ; 3/ sur la clinique des soignants telle qu’elle se construit à la clinique Alliance.

1- Des soignantes et un «monstre»

1.1 Le système de santé comme «monstre bourreaucratique» : une logique d’autoritarisme systémique

Commençons d’abord par porter attention au terme de « monstre » si souvent utilisé pour qualifier le système de santé. Le mot a une double étymologie latine : le monstrum dérive du verbe monstrare qui signifie «montrer», « indiquer ». Le monstre est donc ce que l’on montre du doigt, voire qu’on exhibe dans les foires[5]. Ce qu’on montrait dans les foires, c’était précisément la différence, une différence tellement hors-norme qu’elle en devient insoutenable au point d’être érigée en monstruosité. Mais c’est aussi ce qui se montre comme un avertissement venu des dieux[6]. Ignorer l’avertissement n’est pas sans danger. Le monstre s’avère, et ce depuis l’Antiquité, une créature terrible qui exige une représentation physique de difformité et une représentation morale associée au mal, qui plonge nécessairement celui qui y est confronté dans un mélange inconscient de fascination et de profonde angoisse. La figure du monstre apparait donc comme cette chose abjecte et terrifiante que la civilisation rejette, parce que, dans l’ordre discursif, la monstration établit des frontières entre au moins deux lieux différents : celui de l’abject qui échappe à toute symbolisation, et son nécessaire héros, seul capable de combattre la bête – donc de la symboliser. Ce que cache l’emploi du mot « monstre », c’est précisément ce que le système ne permet plus de symboliser, au point qu’il faille le réformer pour sauver ceux qui y travaillent comme les patients qui y ont recours.

Pourtant, on aurait trois raisons légitimes de s’étonner de l’emploi de ce mot pour caractériser le réseau de la santé et des services sociaux québécois :

-          Collectivement et culturellement, comment expliquer qu’un système de santé pourtant fondé sur un projet collectif de soins et de dignité et soutenu par un idéal moral soit devenu cette chose hideuse qualifiée dans le milieu de la santé et des services sociaux de « monstre bourreaucratique » et qui, tel un monstre mythique, semble fonctionner tout seul, de façon totalement débridée ?

-          Sous son versant individuel, le mot renvoie à la position infernale dans laquelle se retrouve le soignant confronté dans le quotidien de sa praxis clinique aux limites et aux exigences sans cesse croissantes de ce «monstre bourreaucratique».

-          Sous le versant subjectif, donc du point de vue du sujet parlant, le monstre est assimilé à l’inquiétant familier dont parle Freud. L’inquiétant, c’est justement ce qui n’est pas identifiable, nommable d’emblée par le sujet, qu’il ne peut reconnaitre ni assimilé immédiatement, alors même, comme le souligne la sémantique allemande, qu’il appartient à son intimité, à la vie de son âme[7].

Chacun de ces trois pôles souligne son dynamisme propre : le premier, collectif et culturel, appartient au discours dominant. Le second est individuel, il est lié au Moi, à l’identité sociale d’une personne. Le troisième, inconscient, est lié au sujet parlant et désirant. Ces trois versants permettent de cerner la dynamique monstrueuse dans laquelle se retrouvent engluées les soignantes. Cette logique du trois rend possible de saisir la dynamique à l’œuvre entre la dimension subjective d’une personne (consciente/inconsciente) et son système bureaucratique. Le terme de monstre dénonce précisément l’engrenage contraignant et souffrant qu’il organise : plus il se rigidifie, plus les soignants saturent[8] ; plus les soignants saturent, plus le système se rigidifie et se referme.

1.2 Ce qui rapproche notre réseau de la santé et des services sociaux des milieux dits «sectaires» : la rigidité et la fermeture

Ce mouvement entre rigidité et fermeture qui transforme un groupe en «monstre», nous le connaissons. Nous l’avons étudié abondamment dans un autre milieu culturel : celui des religions, des sectes et des nouvelles religions. Bien que le contexte de la quête croyante soit tourné vers un «être saint» et celui de la quête de santé et de développement personnel organisé autour d’un « être sain », le fait reste que notre pratique – plus de vingt ans auprès des milieux sectaires et plus de dix dans le domaine de l’enseignement clinique – nous autorise à tracer un parallèle entre le système de santé et un milieu dit sectaire. Nous considérons même de notre devoir de tenter de décrire le risque de dérives radicales et sectaires qui émerge de cette dynamique. Nos recherches cliniques et académiques réalisées dans le cadre des travaux du CÉINR, autant que nos travaux réalisés dans le cadre de la médecine de famille, nous ont familiarisés avec le processus sectaire.

On dit qu’un groupe devient sectaire quand, en se rassemblant autour d’un idéal moral, éthique, spirituel, religieux ou autre qui lui est propre, il se coupe de la société pour suivre un idéal dans lequel il s’enferme. Le risque est alors de deux ordres. Le premier est d’en venir à une implosion systémique, générant une grande violence interne qui peut aller jusqu’au suicide collectif. Le second est celui de l’explosion de la violence vers l’extérieur : le djihadiste et le terrorisme en sont des exemples. Au fur et à mesure que le groupe grossit et se structure, l’idéal et le code de vie qui le fonde deviennent tellement rigides qu’ils étouffent et musèlent les libertés individuelles de ses membres.

Face à ce phénomène, les premiers modèles explicatifs du sectaire misaient sur les théories de la manipulation mentale. Les seconds, issus du domaine de la pathologie, insistaient au contraire sur la théorie de l’addiction pathologique : ils expliquaient de manière médicale ce qui apparaissait alors comme un asservissement programmé ou volontaire des adeptes. Certains modèles, issus de l’ethnopsychiatrie, ont même mis de l’avant la « capture d’âme » pour expliquer ce qui pouvait bien conduire des personnes à rester dans un groupe ou une organisation qui, pourtant, les menacent parfois jusqu’à leur intégrité physique et mentale. Or, si ces modèles sont certes pertinents du point de vue de la clinique médicale, ils ne permettent pas aux personnes concernées de mettre le discernement au travail, ce qui a pour effet de produire un clivage : elles disent ne pas arriver à se libérer de la secte, même si elles en sont pourtant sorties[9]. Cela n’est pas étranger au fait que la sujétion financière, identitaire, discursive fait partie intégrante des méthodes d’autorité directe pour faire pression sur les membres. Dans cette épreuve de force, qui finit par les épuiser, les adeptes apparaissent nécessairement comme les perdants. Cette situation ressemble étrangement à celles des infirmières : au nom de la logique organisationnelle, de la déontologie ou du devoir de loyauté, on exige d’elles de faire du temps supplémentaire au détriment de leur vie personnelle et de leur famille, en n’hésitant à les menacer de perdre une partie de leur salaire ou de leurs avantages, voire leur emploi.

Il ne s’agit cependant pas de dire que notre système de santé est une secte. D’une part, parce que le concept de secte et le paradigme de manipulation qui le soutient sont inopérants d’un point de vue universitaire et pratique[10]. D’autre part, la peur des sectes a construit un tel mythe de dangerosité et de monstruosité autour d’elles, que la seule évocation de ce terme suffit à polariser les débats au point de rendre toute discussion à peu près impossible. Enfin, il ne s’agit pas non plus de dire ou de laisser entendre que notre système de santé et de service sociaux n’a pas sa pertinence. Au contraire, la protection du système de santé est une tâche essentielle : une collectivité ne peut pas vivre de manière digne et humaine sans offrir à sa population des soins de santé adéquats. Ceci étant dit, quand les efforts destinés à protéger du système prennent le dessus sur l’offre de soins, cela produit un effet de déséquilibre systémique qui vient augmenter la pression que les soignantes ressentent, alors qu’ils se sentent déjà astreints à une double identité : professionnelle et personnelle. Ce dédoublement d’identité, identifié comme étant le siège de la logique sectaire, est délicat à aborder, et les travaux universitaires portant sur l’étude des systèmes rigides que sont les milieux sectaires nous invitent à la plus grande prudence.

Pour clarifier les choses, mettre en parallèle les systèmes fermés/sectaires et le système de santé québécois ne vise pas à relancer le débat polarisant « pro-secte » et « anti-secte ». Il s’agit plutôt de montrer comment cette polarisation agit et agite encore les débats, de manière insue, au point d’orienter des décisions administratives aux conséquences très graves pour les soignants. Surtout, ce parallèle permet de mieux saisir la dynamique interrelationnelle qui relie les soignantes au système de santé[11]. Autrement dit, oser un tel parallèle permet d’illustrer de façon explicite le drame quotidien que vivent les soignants pris dans le ventre du « monstre » de la santé. L’introduction du professionnalisme et les règles qu’il impose ont orienté une homogénéisation des discours, des pratiques et des cadres de gestions. Cette orientation a pour effet d’obliger les professionnelles ordonnées à travailler dans un système sclérosé dont le discours récurrent ne se dit plus qu’en termes de pathologie.

1.3 Des soignantes prises dans un système aliénant

Ce drame que vivent les soignants apparait dans différents signes et symptômes. Par exemple, les scores moyens dits de fatigue émotionnelle sont sans cesse à la hausse chez les médecins[12] et un organisme comme le PAMQ est devenu nécessaire pour prévenir les risques suicidaires des médecins[13]. Mais ce serait une erreur de croire que les médecins sont les seuls à souffrir dans leur relation avec le système de santé : les infirmières aussi se disent en détresse morale[14], les travailleuses sociales se disent en grande détresse éthique[15], et l’on observe une augmentation de la souffrance mentale associée au travail des préposées aux bénéficiaires[16]. Confrontées jour après jour à un système bureaucratique dit monstrueux, ces soignantes se disent saturées, à bout de souffle, épuisées au point de se dire mortes de fatigue[17]. Est-il normal, sain qu’un réseau de soins créé pour offrir des soins et des services humains soit maintenant perçu comme un milieu particulièrement à risque pour l’équilibre mental de ses travailleurs[18] ? 

Ce que disent ces soignantes, c’est que le système de la santé les rend malades – littéralement. Leurs états d’âme et leurs paroles sont interprétés dans une logique médicale d’adaptation – retrait/retour au travail. Si cette logique est pertinente pour donner une chance aux soignantes de se reposer, elle a des conséquences, comme le soutient la Dre Pamela Wible : l’orientation adaptative conduit à mettre le blâme sur la victime au lieu de regarder du côté du système ce qui rend malade[19]. Car dire qu’on souffre d’une dépression présentée comme un débalancement chimique ne produit pas les mêmes effets que d’admettre que cette souffrance provient d’une logique « bourreaucratique » doublée d’une éthique du bien-dire. Or, cette orientation centrée sur la préservation du système et son fonctionnement a un triple effet : 1/ les soignantes se trouvent dans une situation où elles tombent malades d’un système autoritaire qui rend malade ; 2/ elles sont interprétées et traitées selon la même logique de contraintes qui les a rendues malades ; 3/ elles n’ont aucune autre issue que celle de s’adapter à ce même système reconnu comme monstrueux, qui les rend malades. Les soignantes sont contraintes d’accepter de se soumettre corps et âme à l’évaluation systémique de leurs états et, ultimement, au point d’avoir à se faire soigner dans ce milieu qui les rend malades, puisque le système considère ce milieu comme le seul autorisé à offrir des traitements reconnus. Mais au nom de quel idéal éthique, clinique ou culturel en sommes-nous venus à imposer aux femmes soignantes le devoir de s’adapter à un système malade, abusif, harcelant et monstrueux ? Aurions-nous remplacé le machisme patriarcal d’antan par une logique gestionnaire où la femme est de nouveau prise au piège d’un système qui ne l’entend pas, qui ne l’écoute pas et qui surtout, la rend coupable par défaut de la faute de la défaillance systémique[20] ?

Saisir l’enjeu et la réalité de ce paradoxe nécessite un travail d’écoute et d’accompagnement qui mette au centre du soin le rapport à la confiance et au dire. C’est dans ce cadre que les soignantes peuvent prendre le temps de déplier leur plainte, leurs difficultés et leurs propres enjeux liés à leur milieu de travail bureaucratique, fermé et rigide, régi sur le mode de la pensée unique. Ce qu’il en ressort est que les soignantes souffrent de se sentir opprimées, pressurisées, opprimées, victimes des gestionnaires, des politiques, du système, qui va jusqu’à les empêcher d’exercer un jugement clinique autonome. Elles disent avoir l’impression de porter une charge mentale infernale, d’être incapables de gérer tout ce qu’il y a à gérer, et de continuer à travailler à un rythme infernal tout en se sentant « prises au piège », « captives » d’un système rigide, intrusif et violent qui va jusqu’à les priver de la liberté. Cela les met en colère, tellement en colère, que certaines se sentent dans un état de frustration permanent.

Or, plusieurs d’entre elles voient leur colère comme illégitime et insupportable, voire honteuse. D’abord parce que la colère est souvent perçue comme une émotion négative. Ensuite parce que, force est de le constater, une femme en colère est vite suspectée d’hystérie, voire d’être une femme incontrôlable, même en 2020. Cette donnée culturelle est tellement ancrée dans le cœur des soignantes qu’elles expriment spontanément se sentir coupables d’être en colère. Si elles disent essayer de « gérer » cette colère, certaines disent avoir peur de devenir folles tandis que d’autres affirment ne pas se sentir à la hauteur de la place de professionnel qu’elles estiment avoir la chance d’occuper. Comment ne pas entendre ici que, derrière la souffrance des soignantes se cache un autre drame. Suivre de près le discours des soignantes permet de démasquer les limites ce cette logique unique qui rend malade à force de discours homogénéisant. Nous montrerons que le savoir médical est devenu à ce point spécialisé et homogène, de l’ordre de la pensée unique, qu’il ne permet d’intégrer la dimension culturelle et sociologique du combat millénaire et digne des femmes qui ont cherché à se libérer du joug impitoyable d’une société aux féroces valeurs machistes. Elles ont été coupées pendant des siècles des repères de lectures sociologiques, anthropologiques, culturelles, comme du savoir de l’inconscient, précisément ce qui permet à un humain de s’inscrire dans une histoire humaine. C’est de cette mise à l’écart que les femmes soignantes en viennent à se croire vraiment malades, au point que certaines en arrivent même à se suicider pour en finir avec cette situation intenable. Pouvons-nous encore accepter en silence de maintenir des soignants sous la gouverne d’un système rigide, qui se veut unique au point d’être inique, et les pousser à s’adapter à un maître inadéquat, voire dangereux ?

1.4 Le soignant : une structure féminine dans un monde machiste

On voit donc bien que, dans le système de la santé, la règle est de faire porter aux soignantes le poids de la faute et de la défaillance systémique. Étrangement, ce procédé se retrouve aussi les milieux sectaires et dans les cultures machistes. Cela rappelle que ce n’est pas d’hier que la parole des femmes est audible, mais ni entendable ni croyable, comme en témoigne le mouvement « metoo ». Le mouvement, qui ne cesse de dénoncer que le dire des femmes n’est pas croyable, n’est-il pas mis en relief par la réponse qu’il suscite : « je te crois » ? C’est donc délibérément que nous rapprochons la situation des soignantes à celle des femmes dans nos sociétés. Pour deux raisons. D’abord, rappelons qu’au Canada, 82 % des métiers de la santé sont exercés par des femmes et ce, jusque dans le secteur de la médecine de famille[21]. C’est-à-dire qu’en dehors de la médecine spécialisée, le réseau de la santé et des services sociaux est un milieu hautement féminin. D’autre part, rappelons qu’être soignant, c’est s’inscrire dans un métier traditionnellement féminin, doté des caractéristiques métaphoriquement attribuées au féminin et à la maternité : le souci de l’autre plus vulnérable[22]. Ce souci émerge aussi des témoignages : soigner apparait comme une quête subjective souvent motivée par des valeurs d’entraide, de solidarité, de compassion, et/ou du désir d’aider, de soulager, de se mettre au service de l’autre. Sans oublier que les femmes ont massivement continué à investir ce secteur, non sans conséquence : en 2013, Geneviève Gagné soulignait en effet que « les travailleuses canadiennes se concentrent toujours dans les métiers traditionnellement féminins… et mal payés »[23]. Le domaine de la santé et des services sociaux est donc un domaine dans lequel on trouve davantage de femmes. Or, trop souvent, elles font ce métier au détriment de leur propre subjectivité de femme : au fil du temps, leurs conditions de travail, loin de s’améliorer, se sont dramatiquement détériorées pour nombre d’entre elles, au point qu’il leur arrive de hurler leur détresse, voire de la mettre même en acte dans des manifestations[24].

Aussi, parce que les femmes soignantes sont majoritaires et que le métier de soignant est traditionnellement considéré comme un métier féminin, nous avons choisi d’utiliser le générique féminin « soignantes » pour rendre justice à ce que ce métier de « soignant » a en commun avec le féminin, jusque dans les qualités inestimables pourtant si largement méprisées, diminuées, voire même associées à une faiblesse constitutive de se soucier de l’autre. Outre la question de la qualité féminine traditionnellement associée à la maternité, introduire la catégorie des « soignantes » permet de défragmenter la logique professionnelle orientée vers des corps de métiers distincts.

Ainsi, selon la définition que nous lui donnons dans cet article, le terme de « soignant » recouvre tous [les] individus délivrant des soins aux personnes qui ont besoin de surveillance ou d’aide du fait d’une maladie ou d’une incapacité. Ils peuvent délivrer ces soins à la maison, dans un hôpital, ou dans un établissement. Bien que les soignants incluent les médecins, les infirmiers et les professionnels de la santé en général, le concept fait aussi allusion aux parents, aux conjoints, aux autres membres de la famille, aux amis, aux membres du clergé, aux professeurs, aux ouvriers sociaux, etc.[25]

Les soignants, ce sont donc ceux qui, dans le réseau de la santé et des services sociaux, se sentent et se vivent soignants, exercent un « métier » qui prend soin, et qui relève plus souvent de la vocation et d’une posture féminine/maternelle que d’une « profession » – sinon peut-être d’une « profession de foi » ? –. On le voit, parler de « soignantes » plutôt que de professionnels de la santé permet d’aborder les travailleurs de la santé comme un groupe hétérogène de professionnels animés par une vision différente et des intérêts de soins différents, évoluant dans un même milieu – celui du système de la santé – qui agit comme centre de gravité de leur conflit et de leurs convergences. Elle permet aussi de découvrir qu’au-delà des catégories professionnelles, les travailleurs de la santé forment un groupe dont le dénominateur commun est de soigner, de « prendre soin » sans perdre de vue son versant féminin.

Or cette logique hétérogène, qui permettait autrefois le maintien d’une lutte entre des visions de soins différentes qui favorisaient des alliances hétérogènes fondées sur des compromis, et d’entendre des intérêts sociaux divers, est en voie de s’éteindre depuis que les soignantes sont toutes devenues des « Moi professionnel » ordonnées à un même discours déontologique. Parler de « Moi professionnel » met l’accent sur la structure de travail qui classe désormais les soignants en catégories professionnelles hiérarchisées : gestionnaires, médecins spécialistes, médecins de famille et de leurs alliés professionnels subalternes que sont les travailleuses sociales, les infirmières et les préposées. Le passage à des catégories de professionnels hiérarchisées induit une lutte de pouvoir et d’alliances internes fondées sur le maintien de l’ordre interne du système. Cela autorise en retour le système bureaucratique à se positionner comme arbitre, en l’obligeant à maintenir autant l’ordre hiérarchique interne que les protocoles et les codes. Pendant ce temps, le discours médical marchand empreint de positivisme scientifique se retrouve à occuper la fonction d’une sorte d’idéal de vérité venant redoubler un système déjà globalisant. Comment alors s’étonner que cette dynamique, comme nous allons le voir, conditionne le soin et, par ricochet, définisse aussi le rôle du soignant ?

2- La pandémie comme révélateur de la faillite systémique du prendre soin

2.1 L’impossible prise en compte de la souffrance des soignantes par un système uniforme : le témoignage d’Émilie

Prendre au sérieux le mal-être des soignantes dans un système monstrueux permet de saisir comment leur parole a trop souvent été réduite à une difficulté d’adaptation ou, pire, à une maladie mentale. Dans ce système, dont la structure est encore machiste, d’aucuns sont encore tentés de comprendre la souffrance éthique et morale des soignantes dans une logique pathologique tel que le système l’impose. Mais appliquer cette logique sans considérer la logique culturelle systémique qui concerne le rapport entre une soignante et son monstre, rend impossible de prendre en compte la quête humaine mise en jeu dans le chemin de libération recherché. Certes, les critères issus du domaine de la pathologie peuvent être utiles pour évaluer des maladies psychiatriques (dépression, anxiété) ou le risque suicidaire de ceux dont l’état s’est dégradé au point qu’il faut les retirer de leur milieu devenu toxique pour eux. Mais ces critères sont impuissants et bien insuffisants pour rendre compte de la situation que les soignantes vivent, et écouter leur « mal de vivre »[26]. En appréhendant l’émotion négative comme le signe d’une maladie neuronale ou chimique, cette approche médicale ne tient pas compte de sa dimension relationnelle et dynamique. Elle empêche même d’aider les soignantes à se positionner comme sujet parlant et désirant et de se relancer sur les chemins de leur propre quête subjective[27].

Le témoignage d’Émilie Houle permet de mieux saisir les enjeux de cette « monstruosité »[28]. Avant de se suicider, cette jeune infirmière de 23 ans qui travaillait en santé mentale a demandé, pour ne pas dire supplié, d’être entendue et prise au sérieux[29] :

[…] Je me sens comme une étrangère dans ce monde-ci, comme si je n’étais pas sur la bonne planète. C’est difficile à expliquer et à comprendre par quelqu’un qui ne vit pas ce mal de vivre là. Mais c’est un mal constant. […] J’ai vu des psychiatres, des psychologues, des médecins, mais aucun n’a vraiment été en mesure de m’aider réellement. J’ai toujours eu l’impression que pour eux je n’avais pas un vrai problème, que ce n’était pas prioritaire. Je trouve dommage que dans notre société la maladie mentale soit encore à ce point stigmatisée et qu’il y ait encore un grand manque de ressource pour ces personnes-là.

Certains ont peur de mourir, pour ma part, c’est la peur de vivre. Supporter ce mal intérieur pendant toute une vie, c’est long. Au Québec, il y a un gros taux de suicide et je comprends pourquoi. Je me suis présentée à l’urgence dans le but de me faire hospitaliser, car je n’en pouvais plus de vivre comme ça, je voulais être traitée, je voulais être prise en charge. Pour le psychiatre, je ne nécessitais pas d’hospitalisation… mais au fond, comment peut-il savoir ça ? Il ne sait pas comment je me sens à l’intérieur de moi […] Cette fois-ci, j’ai vraiment voulu m’aider, j’ai cherché des ressources, j’ai appelé à plusieurs endroits, je suis allée à l’hôpital… Bien franchement, rien de tout ça m’a aidée. J’en ai juste été encore plus découragée parce que j’ai eu l’impression qu’on ne pouvait pas m’aider. Je pense que c’est pourquoi il y a un énorme taux de suicide ici. Il manque de ressources et les professionnels n’ont pas la formation nécessaire pour nous venir en aide. En fait, je crois seulement qu’ils ne pourront jamais vraiment comprendre ce que les personnes ayant des maladies mentales vivent et c’est ce qui fait qu’elles finissent par abandonner et en venir au suicide. C’est dommage. Un psychiatre a la formation pour exercer ce métier, mais il ne pourra jamais vraiment comprendre ses patients.  

J’ai eu un mal de vivre depuis que j’ai 12 ans, et maintenant j’en ai 23. J’ai 23 ans et je suis déjà tannée de la vie, j’ai hâte que mon heure arrive […] Pour moi, ça a toujours été difficile de vivre, pas grand-chose me rendait heureuse, je n’ai jamais été bien avec moi-même […] J’espère vraiment que d’ici quelques années, il y aura des changements […] La maladie mentale ce n’est pas à prendre à la légère, il faut la traiter comme toute autre maladie de l’organisme. Ce n’est pas parce que c’est une maladie abstraite qu’elle ne mérite pas d’être prise en compte.[30]

Le cri du cœur d’Émilie a créé une véritable onde de choc dans les médias québécois. Des dizaines de milliers de personnes ont partagé ou commenté sa publication. Mais il était trop tard. Victime des compressions budgétaires, de la rigidité, du discrédit, cette jeune soignante est morte seule, se sentant trop étrangère à ce système de santé qu’elle décrit – décrie – et qui résume ce que nombre de soignantes racontent elles aussi. Suivre de près son propos rend évident que les critères issus du domaine de la santé mentale modèle DSM sont insuffisants pour rendre compte de « ce mal de vivre » qu’Émilie, à l’instar de nombreuses soignantes, ressentait vivement. Pire encore : quand les critères nosographiques deviennent les seuls repères offerts, alors ils deviennent de redoutables outils de contention – y compris chimiques – qui ne servent que le profit d’un système de santé sclérosé contraignant. En effet, comment expliquer que les soignantes soient obligées légalement et via leur assureur de se faire soigner dans le milieu et selon un discours médical nosographique qui précisément les a rendus malades ?  

Pourtant, l’expérience d’écoute de la clinique Alliance autant que celle du CÉINR montre qu’en ouvrant un espace de parole aux soignantes et en y faisant circuler des discours autres, comme ceux de la psychanalyse, de la théologie, de l’anthropologie ou de la systémique, il devient possible d’ouvrir l’horizon de la pensée. Et cela permet – souvent – de panser des maux qui demeuraient in-ouïs. À la clinique Alliance ou au CÉINR, les soignantes qui viennent nous voir ont le temps et l’espace nécessaires pour pouvoir s’exprimer librement. Elles ont l’espace pour raconter tous les efforts qu’elles font – souvent depuis bien longtemps –, pour essayer de se conformer aux exigences venues d’ailleurs. Et on mesure à quel point elles ont appris, et ce depuis la prime enfance, à se conformer et à faire ce qu’on attend d’elles.

Animées par ce conformisme social et culturel, elles ne savent plus réagir aux ordres contradictoires et aux dynamiques polarisées par les exigences internes d’une logique bureaucratique qui leur demande tout et n’importe quoi, mais aussi par les exigences externes auxquelles elles doivent aussi faire face. Elles se retrouvent ainsi prises en otage par une démultiplication de règles, de normes, d’exigences. À force d’essayer de se conformer aux protocoles sanitaires, de courir et de s’échiner pour se conformer, plaire, être à la hauteur et faire leur travail, elles s’épuisent. Parfois, elles s’effondrent, tombent malades et quittent le réseau le cœur rempli d’amertume. Certaines continueront de mettre leur immense talent au service de la santé de la population en allant travailler dans une autre province, un autre pays. D’autres décident d’aller travailler au privé. Il y en a qui décident de quitter le domaine de la santé complètement. Certaines manifestent en mettant en scène le fait qu’elles se déclarent mortes de fatigue[31]. Mais, plus dramatiquement encore, certaines se suicident[32]

Face à ces « dé-missions », n’est-on pas tenu d’admettre comme inévitable l’incapacité chronique de prendre en compte la souffrance des soignants dans la structure actuelle d’un système de santé uniforme et uniformisant ? Inévitable pour deux raisons au moins. Premièrement, le discours médical et scientifique n’a pas pour but ni pour tâche de donner un sens à la souffrance de l’âme humaine : la question du sens relève de la spiritualité, de la religion, ce qui la rend précisément « increvable ». Alors que, précisément, le cœur de l’humain ne peut vivre sans direction, sans valeur, sans vibrer et résonner d’un désir intérieur qui le relie au Monde, à l’autre et à Soi. Le fait que le système de santé sclérose sa lecture sur le versant de la pathologie induit une fermeture telle, que le « système » ne sait pas quoi faire du symptôme qu’il produit. Deuxièmement, c’est bien en tant que « monstre bureaucratique » que le système de santé et de services sociaux se retrouve à soigner les soignantes qu’il a rendues malades, pour les ramener au travail le plus rapidement possible[33]. Dans cette logique infernale, le système de soins bureaucratique se fait « bourreaucratique », exigeant des expertises, la prescription d’une médication ou la prise de rendez-vous avec des professionnels de la santé dûment ordonnés : il faut que les soignantes restent dans les rangs. Contraintes de se faire soigner dans le même milieu et selon la même logique médicale scientifique et marchande qui les a rendus malades, quelle place reste-t-il aux soignantes pour penser et se panser en dehors des critères médicaux, en dehors du monstre qui les abrite ?

2.2 La crise de la Covid-19 comme révélateur d’un système qui méprise malades et soignantes

Le surgissement de la pandémie de Covid-19 a exposé publiquement comme jamais la rigidité bureaucratique vis-à-vis de la population et de ses propres soignantes. Le déferlement brutal a en effet révélé le parfait manque de compassion du système de santé envers les malades dont il a la responsabilité, et son manque de respect envers ses soignantes. Comment avons-nous pu en arriver à un tel désastre national ? Pour réfléchir à cette question, le parallèle avec les milieux sectaires est éclairant. Force est de constater que le réseau de la santé et des services sociaux s’est fermé à la façon d’un groupe sectaire qui se sent en danger et qui se coupe de la société pour suivre sa logique interne. En effet, le fait de privilégier la production de codes et de protocoles pour sauvegarder destinée à la survie de sa logique interne, a rendu notre système de santé rigide au point de devenir méprisant pour ne pas dire abusif envers ceux qui gravitent en son sein : les soignantes et les malades.

Ce mode de fonctionnement a eu des conséquences directes sur les patients, sur les soignantes, et sur la confiance des citoyens envers leur système de santé, faisant le lit de ceux qu’on appelle « les théoriciens du complot ». On n’a pu qu’observer à quel point, durant la pandémie, le système s’est refermé : les salles d’urgence et les cliniques se sont vidées de leurs malades, les lits d’hôpitaux se sont vidés de leurs patients alités. Les blocs opératoires ont cessé d’opérer, les services d’oncologie ont suspendu le traitement des cancéreux, et les services sociaux ont cessé de faire leur travail. Le système a aussi cessé de s’occuper des ainés qu’il héberge, au point d’interdire aux familles de s’occuper de leurs proches sous prétexte de sécurité. Ils sont morts seuls, parfois dans des conditions frisant l’indigence totale[34]. Autrement dit, le système a délibérément choisi de sacrifier sur l’autel de la logique bourreaucratique les plus fragiles dont il a pourtant la responsabilité. Ce mouvement de fermeture ne doit jamais être oublié. Plus, il doit être dénoncé.

Cela dit, il ne faudrait pas croire que, pendant ce temps, le système soit resté sans rien faire, ou que les soignants aient eu des vacances inopinées. Bien au contraire. Confronté à une réelle menace, le système de santé a fait ce que fait tout système rigide fait pour se protéger. Il a réquisitionné ses forces vives et ses énergies internes – ses ressources humaines – pour les mettre au service de sa protection. Est alors venu le temps d’adapter des protocoles, de mettre en place des corridors de soins, de gérer le matériel, les lits, des statistiques, des réunions et des horaires. Concrètement, les soignantes se sont retrouvées affectées à gérer des protocoles sans cesse remaniés, en essayant de s’adapter à des consignes et des réalités de terrain toujours changeantes au lieu de soigner les patients dont elles avaient déjà la charge. On a vu les conséquences dramatiques qu’a eues sur les malades et les ainés le fait que le système privilégie l’organisation protocolaire. Mais ce choix, en apparence logique dans un discours professionnel, a aussi démontré avec force et fracas le mépris envers les soignantes d’un système aliéné aux logiques marchandes et professionnelles.

Comment oublier qu’au début de la pandémie, le gouvernement comme les gestionnaires ont envoyé des intervenantes de première ligne « faire la guerre » au virus sans équipements de protection de base (masque, visière, jaquette), en les appelant « les anges gardiens ». En choisissant, sur la base de protocoles et d’orientations politico-bureaucratiques, d’économiser les « stocks », le système s’est servi de ses soignantes comme chair à canon en les confrontant à un choix impossible : ou bien elles allaient travailler sans équipement, au risque de devenir elles-mêmes des vecteurs de transmission, et en sachant qu’elles contrevenaient aux règles professionnelles qui leur imposaient la protection. Ou alors elles allaient soigner les malades, mais devenaient alors personnellement et individuellement responsables de leur choix[35]. En subjectivant le problème, en le déplaçant sur le terrain d’un choix éthique singulier, au lieu de le laisser sur le terrain du collectif, débattu de manière ouverte et démocratique entre soignants, les logiques bourreaucratiques ont fait porter un terrible fardeau aux soignantes, qui les a littéralement écrasées encore et en-corps. Cette logique centrée sur la gestion des stocks, qui visait la sauvegarde du matériel et la protection d’un fonctionnement bureaucratique très hiérarchisé, a littéralement transformé nos soignantes en cheval de Troie auprès des ainés et des populations les plus fragiles[36] : ce sont elles qui doivent vivre avec ce fardeau qui revient parfois les hanter.

Mais le mépris « bureaucratique » ne s’arrête pas là. Il s’est doublé d’une loi du silence, une omerta imposée aux soignantes au nom du devoir de loyauté[37]. Déjà, au moment de la publication du dernier numéro d’Ouvertures, l’article d’Isabelle Germain soulevait l’effet de la Loi du silence et la réalité de son fonctionnement autoritariste sur les soignantes. Or, la crise de la Covid-19 a levé le voile sur cette loi du silence, qui s’est retrouvée exposée à la Une de tous les médias québécois. Chacun a pu voir et entendre l’injustice qu’impose le devoir de loyauté lorsqu’il est interprété de manière abusive et autoritaire par une logique systémique dont le but était et reste de réduire les soignantes au silence. On doit se souvenir qu’elles ont été menacées de perdre leur emploi quand elles ont eu le courage de dénoncer publiquement les conditions d’indigence dont elles étaient témoins dans certains centres pour ainés.

On doit aussi se souvenir que le système a légitimé le travail obligatoire en obligeant les soignantes à faire du temps supplémentaire sous peine de sanctions financières, voire même de perdre leur emploi. Enchaîner ainsi des soignantes à leur travail pour des raisons économiques est une forme d’abus de pouvoir qui rappelle les pires schémas machistes et autoritaristes. Ce mépris « bourreaucratique » a été dénoncé à maintes reprises par les soignantes de différentes professions au fil des ans. Mais, chaque fois, le système n’a pas hésité pas à recourir à la loi sur les services essentiels, ou au code de déontologie des professionnelles en soins pour contraindre les soignantes à travailler sans pouvoir contester leurs conditions de travail.

Le système a ainsi contribué à accentuer au maximum la tension entre les convictions éthiques et morales des soignants et leurs obligations légales et professionnelles[38], en maintenant les soignantes dans une incertitude constante, renforcée par une forme de « gestion de l’incertitude ». Par ricochet, cette gestion de l’incertitude contraint les soignantes à développer des moyens et des facultés d’adaptation qui sont alors considérées comme des qualités intrinsèques et constitutives de leur praxis de soins professionnels. Alors qu’il est évident que l’incertitude vécue par les soignantes n’est pas exclusivement liée au savoir scientifique ni à leur compétence. La gestion de l’incertitude, redoublée par le recours au travail obligatoire a cela de dramatique qu’elle mine la confiance des soignantes envers le système de santé et le savoir médical, eux-mêmes minés par des lobbys pharmaceutiques et des intérêts économiques qui en pervertissent la logique scientifique autant que relationnelle[39]. Pourtant, la confiance, n’est-elle pas la condition sine qua non de la praxis de soins dans une logique systémique ? Pourquoi exige-t-on encore des soignantes qu’elles s’adaptent aux doutes constants suscités par des forces économiques asservissantes ? Ne devrait-on pas plutôt favoriser le développement et la multiplication d’espaces de dialogue et de réflexion cliniques pour trouver des solutions innovantes et locales, élaborer un savoir clinique capable de prendre en compte les contraintes, la réalité de la clinique et le contexte dans laquelle elles exercent leur art se réalise en modernité ?

3- La marchandisation du soin : une dérive économique qui produit une fermeture systémique du réseau de la santé et des services sociaux québécois

Les recherches et l’analyse discursive du langage utilisé tant des soignants que par le système bourreaucratique nous conduisent à postuler que la dérive d’un système qui rend malade prend sa source à la fois dans l’introduction de la logique marchande dans le système de santé, et dans la logique psychiatrique de l’adaptation promue par les mêmes intérêts. Car c’est bien de la marchandisation des soins que relève la logique clientéliste introduite à tous les paliers de gestion. Bien que farouchement défendue par des lobbys pharmaceutiques, financiers et médicaux ainsi que par les politiques gouvernementales néolibérales, cette orientation a fait l’objet au fil des ans de sérieuses mises en garde des soignantes elles-mêmes, mais aussi de l’OMS. En 2008, l’OMS avisait déjà les états modernes des risques liés à la tentation de céder le développement du soin aux logiques marchandes[40]. Son rapport mentionnait que la marchandisation du soin compromettait le développement de soins équitables sur trois niveaux :

1) En mettant un accent disproportionné sur une offre de soins curatifs spécialisée, voir ultraspécialisée ;

2) En misant sur une logique de « lutte contre la maladie » axée sur des résultats à court terme qui fragmentent la prestation de service ;

3) En produisant un laisser-faire en matière de gouvernance qui permet « une marchandisation incontrôlée de la santé »[41].

Soulignons aussi qu’en 2012, lors de ce qui s’est appelé « le printemps érable », les étudiants et les syndicats avaient eux aussi mis en garde contre les risques hégémoniques que font courir les logiques marchandes et corporatistes aux systèmes de l’éducation et de la santé, en montrant qu’en verrouillant le gouvernail sur le cap d’une soumission adaptative au capitalisme, on condamnait le Québec à l’immobilisme[42].

3.1 Survol du virage marchand dans le réseau de la santé et des services sociaux québécois

Le virage marchand de la santé a débuté dans les années 1980, lorsque les discours politiques ont commencé à « vendre » aux citoyens l’idée néolibérale selon laquelle le système de santé est une dépense, une perte, une charge, un coût, un poste budgétaire dans lequel on pourrait et on devrait sabrer pour économiser[43]. Dans les années 1990 apparaissent les réformes touchant la capacité des citoyens à payer. L’objectif affiché était de donner aux citoyens « des services que le Québec [était] capable de se payer »[44]. C’est le virage ambulatoire, qui devait permettre « d’abaisser les coûts liés aux services et au personnel »[45]. Ce tournant a conduit à une réorganisation des services et une redistribution des ressources financières et humaines, entrainant la fermeture de lits et la baisse du nombre de jours d’hospitalisation. L’obsession de « l’équilibre budgétaire » se poursuit dans les années 2000, pour donner naissance à la Loi 107 qui interdit les déficits en santé[46], bouleverse le régime de l’assurance médicaments, consacre l’implication du privé dans les prestations de soins services[47], tout en imposant des contrats de performance dans les partenariats public-privé.

Au tournant des années 2010 surgit ce que citoyens et soignants appellent la « Réforme Barrette »[48] qui marque, comme le souligne très justement Michel Parazelli, l’introduction de l’autorité du « marché » de la santé et des services sociaux[49]. Cette réforme est responsable du profond bouleversement dans la gouvernance du système de la santé, en le transformant en ce « monstre bourreaucratique » aussi nommé « super mammouths bureaucratique »[50]. C’est le temps du démantèlement des CLSC[51], de la diminution de la place des organismes communautaires en santé[52]. C’est aussi le temps d’une détérioration nette des conditions de travail et de l’état de santé des professionnels de la santé, une hécatombe vastement dénoncée par les syndicats et les travailleurs[53]. Outre les nombreux problèmes d’organisations, la réforme Barrette a aussi ouvert toute grande la porte à une approche positiviste de la science sociale, une science qui se présente comme un rempart politique contre l’obscurantisme religieux. Selon cette science, seuls les objets observables, les faits concrets apparaissent dignes d’être élevés à la hauteur du résonnement clinique[54]. Dès lors, « la question n’est plus de savoir comment intervenir et auprès de qui, mais d’appliquer les programmes déjà formatés par les experts et les gestionnaires en fonction de cibles précises, et selon les moyens les plus efficients possibles »[55].

Bien que succinct, ce rappel des principales réformes et des principaux bouleversements[56] suffit à montrer comment le réseau a été, au fil des élections, soumis à des discours de réforme perforants sous prétexte de performance économique et financière. À grands coups de scalpel, les politiques néolibérales[57] ont ainsi pu couper jusque dans la chair vive du soin clinique, au motif de le « dégraisser ».

3.2 La marchandisation du soin : les soignants sous tension constante

Couche par couche, drame après drame, nos dirigeants ont vidé la clinique de son art, de son âme, de sa sagesse, de l’amour, du soin, de l’ouverture et de l’accueil hospitalier. Mais ils ont touché autre chose. Rappelons que le réseau de la santé et des services sociaux publics est né de la volonté commune d’investir collectivement en santé populationnelle, autrement dit en prévention et en traitements médicaux autant que dans un accompagnement et une assistance familio-sociale humains. Le projet fondateur prévoyait – et le discours officiel le soutient encore – que les soins médicaux et sociaux ne devraient pas être considérés comme des marchandises : « les Canadiens considèrent le régime d’assurance-santé [sic] comme une entreprise non pas commerciale, mais morale »[58]. On affirme bien ici que, d’un point de vue éthique, les soins ne sauraient être considérés comme un bien, un service ou une marchandise, mais comme un devoir moral, une obligation éthique que se donne la société pour prendre soin les uns des autres : on parle d’une assurance que chacun sera soigné et accompagné avec humanité et dignité jusqu’au trépas.

Or, dans sa structure, la logique marchande se trouve aux antipodes d’une éthique du soin, qui exige une réponse humaine, voire morale. L’introduction de la « marchandisation des soins » s’est accompagnée d’un processus multiforme qui transforme un bien, un service ou un humain en marchandise[59]. Pour y arriver, il faut attribuer à ce bien une valeur d’échange évaluable et standardisée. Du point de vue de la santé, la logique marchande considère la santé et les services sociaux non pas comme un « Bien publique et démocratique », mais comme un « Bien de consommation », excluant de facto de cette équation les valeurs démocratiques au fondement de notre système de santés. À travers la logique de l’offre et de la demande que sous-tend ce système, le clientélisme de la marchandisation organise un marché de la « santé » comme un bien consommable – quitte à y inclure le bien-être et le bonheur. Cette idéologie moderne, qui prétend à la neutralité scientifique comme progrès rationnel donne naissance à la « science du soin »[60], qui réduit les soins médicaux technique et pharmacologique à ne relever que de la stricte logique bio -physio-organique[61]. Mais ce n’est pas tout. Au cœur de ce système, on trouve ce que l’OMS appelle les « acteurs financiers »[62], qui ont d’énormes intérêts : ce sont les laboratoires, les pharmaceutiques, les entreprises de technologie, bien sûr, mais aussi les gouvernements provincial[63] et fédéral, les associations sans but lucratif, fondations, etc. Sans oublier les ordres professionnels, puisque l’introduction de la logique marchande au cœur des soins a entrainé la professionnalisation des acteurs du système de santé.

En devenant officiellement les seules balises légitimes de la relation soignant/soigné, les «professionnels» de la santé ont rendu inaudible, voire inutile, le désir des soignants, leurs rêves et leurs aspirations, et pour qui soigner doit se faire dignement et avec compassion. Le mouvement a produit un effet d’éviction du sujet soignant, un mouvement qui s’est amplifié à mesure que les pratiques se conformaient aux principes théoriques de l’individualisme libéral. Coincés dans leurs habits de «professionnels» et dans ce système de marchandisation, les soignants se retrouvent pris entre deux feux. D’un côté, ils éprouvent le désir de se poser en gardiens de la dimension morale et éthique du système et en défenseurs de leurs patients. De l’autre, ils se retrouvent pressés à « devoir gérer » les ressources du système, ce qui rend impossible le soin éthique qui les animent, qui consiste aussi à tenir la main, écouter, rire, prier et «être présent avec le patient».

4- Le professionnalisme comme symptôme de la logique marchande

Porter attention à la manière dont le discours interne au système de santé garde trace des tensions que portent les soignantes permet de mieux cerner les déplacements, et les condensations empruntés au discours des logiques marchandes, pour transformer l’art du soin en «soins professionnels». Trois déplacements de termes ont retenu notre attention :

1/ Le malade est devenu un «client» ;

2/ Le soignant est un « professionnel » ;

3/ On est passé de l’éthique au « professionnalisme ».

Dans le cadre de la présente publication, nous nous concentrerons sur l’incidence de l’introduction du mot « professionnalisme » et de la logique clientélisme qu’elle impose sur le plan de la relation de soins. Car la logique marchande s’est emparée non seulement du champ du soin, mais aussi de la relation de soin, en la transformant en une relation professionnelle « neutre » et « objective », où le soignant ne peut avancer que masqué sous le titre de professionnel, qu’il revêt comme un privilège et/ou comme un devoir. Sous ce titre, il est à risque de devenir, d’agir et d’être considéré comme un fournisseur de soins professionnels au service du système et non plus du malade.

4.1 « Le client » comme pendant du «professionnel» de la santé

La logique clientéliste du professionnalisme impose que le malade ne soit plus ni un patient, ni un malade ou une personne souffrante, mais un client ayant des besoins de santé à satisfaire. Devenu client, le patient est considéré comme un consommateur de soins de santé, un utilisateur, un usager des ressources du système qui doit trouver satisfaction dans l’étal de moyens proposés par le professionnel de la santé. Ici on voit bien comment le clientélisme opère un déplacement aussi dangereux que déshumanisant tant pour les malades que pour les soignants. En introduisant le professionnalisme dans l’univers du soin et en ordonnant sa logique aux logiques qui la soutiennent, l’horizon du soin a transformé la relation soignant/soigné en relation professionnel/client. Ici, c’est la logique unifiée et structurante de la relation de soin, qui contient à la fois une dimension morale et médicale, qui a été fragmentée en une multitude de petits traitements vendables et consommables en pièces détachées, mais consignés dans un dossier unique dont les données sont vendues aux compagnies pharmaceutiques ou aux autres lobbys de la santé.

Quant au «professionnel», il n’apparait plus comme un soignant prenant soin d’une personne malade, mais comme un « fournisseur de soins »[64] devant répondre aux besoins de santé de son client. Selon cette logique clientéliste et consumériste, il devient à peu près impossible au «professionnel» d’entendre autre chose dans le dire d’un patient que l’expression d’un besoin de santé à combler par un traitement approuvé et sensé fonctionner parce que professionnel. Selon l’argumentaire privilégié de la logique clientéliste, déployer un réseau de soins pancanadien ou panquébécois à partir de la logique de marché permettrait d’atteindre un certain égalitarisme en matière de santé. Selon ce raisonnement, la seule solution valable pour défendre le système actuel est de reconnaître que : «les soins de santé sont, et doivent être, des marchandises»[65]. Une telle proposition, qui va à l’encontre même des valeurs du projet fondateur en santé, ne tient absolument pas compte des conséquences d’une telle proposition pour les personnes malades et les soignants. Par exemple : les conséquences de l’immixtion des assureurs et des pharmaceutiques dans le choix de traitement des patients représentent une réalité et un défi autant pour les patients que pour les soignants. Or, qu’est-ce qui justifie que les assureurs puissent influencer le choix de traitement des malades, le choix de thérapie et même les médicaments ? Les compagnies d’assurances seraient-elles devenues plus habilitées que les soignants pour déterminer les traitements de chaque malade, au point de pouvoir exiger des expertises, des contre-expertises, y compris de priver un malade de ses prestations de soins s’il n’obéit pas à la lettre[66] ?    

Les politiques de gestion ne sont pas moins clientélistes : on parle de politiques de gestion de clientèle, de gestion de lits, de ressources matérielles et humaines pour réduire l’accès aux clients qui pourraient être des abuseurs du système. Ce n’est donc pas par hasard que le professionnalisme est vu par le système comme la pierre d’assise de la gouvernance de nos systèmes de santé. C’est vrai jusque dans la formation universitaire des soignants. Le Collège des médecins se présente d’ailleurs comme « une troisième logique venant pondérer celle déjà existante de la bureaucratie et de l’économie de marché »[67]. Car, selon le Collège, introduire les valeurs du professionnalisme a pour objectif

de renforcer l’engagement collectif pour la qualité́ du travail au bénéfice des patients, dûment tempéré́ par les questions de coûts et de fiabilité́ et encadré par des modes effectifs de discipline par les pairs. Les mesures qui sont destinées à contrecarrer l’abus professionnel sans renforcer le professionnalisme lui-même vont conduire à un système de santé appauvri et probablement plus dispendieux que les patients et les médecins ne méritent pas.[68]

Il apparait donc que c’est la peur et la rigidité d’un système de santé fondé sur sa méfiance envers ses propres membres qui génèrent la mise en place d’un système d’ordres et d’ordinations professionnels. Sous couvert de protéger la population, sa mission réelle est de surveiller, voire de sanctionner les professionnels de la santé qui pourraient d’avérer dangereux pour le système. Loin d’être un fait de hasard, le professionnalisme constitue la clé de voûte d’une profession dont l’Ordre est le plus important représentant. Il représente le point d’équilibre « entre les différents conflits de valeurs et d’intérêts présents dans toute pratique professionnelle »[69]. L’intégration du professionnalisme dans le réseau de la santé vise d’abord à protéger le système contre les abus de ses propres travailleurs. Pour asseoir le contrôle et la surveillance du système, le concept mise sur deux éléments : l’image du « Moi professionnel », dont les caractéristiques sont déterminées par deux moyens : le code d’éthique et le permis de pratique. 

4.2 Le « professionnel » comme tenant lieu de conscience

La création du « moi professionnel » en lieu et place de la figure du soignant est à lire comme le premier moyen de contrôle bourreaucratrique des soignants au service des logiques professionnelles. Chaque professionnel est encadré par son code de déontologie, ou son guide de bonnes pratiques pour ceux qui n’ont pas d’Ordre, comme c’est le cas pour les préposées par exemple[70]. Ces codes et guides déterminent et établissent les règles, les devoirs et les obligations auxquels chaque professionnel doit se soumettre. Le concept de « professionnel » gère les relations entre professionnels, entre le professionnel et la société ainsi qu’entre le professionnel et son client[71]. Les codes d’éthiques et de déontologie gèrent aussi les devoirs et obligations du professionnel en lui imposant le devoir d’une pratique devant être exercée uniquement selon des principes scientifiques autorisés. Incidemment, devenir membre d’un Ordre professionnel implique que le membre doit consacrer sa vie au service du bien public. Devenir professionnel, c’est « adhérer à des standards élevés d’honnêteté, d’éthiques et de respect de la personne humaine »[72] qui comprend « une conduite irréprochable envers toute personne avec laquelle il entre en relation »[73]. Ainsi les Ordres et les guides de bonnes pratiques jouent un rôle essentiel dans ce qui sert ensuite de conscience professionnelle et d’autodiscipline aux professionnels qui en sont adhérents. De plus, ces codes permettent au professionnel de se définir comme une personne exerçant ses compétences et son jugement en fournissant un service lié au maintien, à l’amélioration de la santé des individus ou à leur traitement.

En créant la figure du professionnel de la santé, les politiques de protection ont introduit une nouvelle figure dans le milieu de la santé. Si le professionnel permet de garantir une image de probité de la profession, elle vise aussi et avant tout à maintenir une forme d’homogénéité dans la pensée et le discours dominant. Le professionnel se détermine par sa neutralité, son objectivité et sa capacité d’exercer son jugement clinique en tenant compte des moyens du système et des besoins de santé du client. L’objectif est de garantir aux « clients » que nous sommes devenus que, peu importe le professionnel vu, nous aurons tous droit de manière uniforme aux mêmes moyens de traitements. Mais c’est au détriment d’un soignant compatissant, humain, animé par un désir sincère de soigner, doté d’un savoir technique lui permettant d’offrir présence et assistance au chevet des malades. Cette nouvelle figure provoque chez les soignants un conflit de valeur entre deux champs d’idéaux : celui que le soignant met en premier (altruisme, bienfaisance, respect) et celui qu’il place en second (efficience, respect des règles, organisation, gestion) imposé par les ordres professionnels et bureaucratiques.

En divisant les soignants, en les maintenant dans un devoir de procès et de doute éthique constant, le système produit et impose une « norme devenue idéal »[74] qui contient sa propre contradiction, dont les soignants font les frais. Pour être autorisé à travailler dans le système de la santé, le soignant doit en effet correspondre à cette image de « Moi professionnel » produite par son Ordre professionnel ou son guide de pratique. Présentée comme un incontournable, cette image vient se greffer à la « conscience professionnelle » des individus et à « l’autodiscipline des professionnels ordonnés ». Ce chemin de professionnalisation en arrive à produire sur le soignant un effet de « capture d’âme »[75] : il croit devoir endosser et se soumettre à son « Moi professionnel » même en dehors des heures de bureau, une ascèse difficile à assumer en tout temps, qui gruge l’âme et met la personne sous tension. Pour tenter de diminuer cette tension, et espérer correspondre à cette image idéale de professionnel, les soignants en viennent à se dévouer corps et âme au service d’un système rigide, à répondre aux contraintes de manière de plus en plus automatique, au détriment systématique du premier champ idéalisé. Pour parvenir à endosser l’habit de professionnel, le soignant doit donc accepter de vivre des changements significatifs dans l’horizon de ses valeurs, voire même concernant son identité.

4.3 Quand exercer son métier de soignant dépend d’un permis professionnel

Le second moyen de contrôle et de surveillance des soignants développé par les ordres professionnels réside dans le permis d’exercer. Ce permis n’est pas remis automatiquement après la formation et il est révocable, ne serait-ce que parce que son renouvellement est annuel, et le plus souvent à gros frais. Ce permis dépend aussi d’un certain nombre d’activités de formation et d’amélioration continues, ainsi que d’inspections aléatoires ou planifiées suite à une plainte. Incidemment, en ayant l’obligation de maintenir actif leur permis de pratique, les soignantes se retrouvent à devoir payer pour maintenir leur droit de travailler. Ainsi les logiques marchandes professionnelles transforment le rapport au travail : il n’apparait plus comme une nécessité ou comme un devoir, ni même comme une responsabilité. Il devient un privilège qui se monnaie en argent sonnant et en livre de chair, c’est-à-dire au prix de se conformer dans tous les recoins de sa vie professionnelle – et privée – à ce qu’exige l’image du professionnel prescrite dans chaque code d’éthique et de déontologie.

Le caractère révocable du permis de travail obligatoire vise à garantir à son employeur qu’il reste dans le droit chemin de ses devoirs et obligations déontologiques. Ce mode de surveillance et de punition[76] biodéontologique n’est pas sans effets sur le professionnel, car certains codes de déontologie poussent l’ordination jusqu’au sacerdoce, en obligeant le professionnel de la santé à vivre une vie normée et ordonnée de haut niveau, jusque dans leur vie amoureuse et sexuelle[77]. Depuis quand il est de la tâche des employeurs, de l’État ou des groupes d’intérêt comme les ordres professionnels de règlementer l’amour et la sexualité, à part précisément dans les milieux sectaires et… dans l’Église, et à quel prix ? 

Le pouvoir que le système de santé s’octroie sur la vie des femmes soignantes nous parait pour le moins inquiétant. Comment ne pas s’inquiéter de voir un système capable d’enfermer les femmes soignantes en attendant d’elles une soumission régie par une logique de contrainte qui implique une dimension idéale, financière et sexuelle, qui leur fait perdre leur dimension de personne et de citoyenne ? Le pouvoir hégémonique du système sur la vie des professionnelles est d’autant plus troublant qu’il ne porte pas sur une personne dans la réalité : il capture l’âme des soignants dans un idéal marchand à partir d’une représentation dont les traits, les caractéristiques, les valeurs et même la posture ont été dessinés par et pour le système, et à laquelle les soignantes doivent accepter de se soumettre, sous menace de contraintes abusives.  

4.4 Se situer en écart du « moi professionnel »

Une des stratégies, qui peut s’avérer utile et pertinente pour aider les soignants à reprendre une bouffée d’air inspirante, consiste à ouvrir un espace de réflexion où elles réalisent que leur « Moi professionnel » est une image idéale construite et maintenue opérationnelle par un permis qui se distingue profondément de leurs « Moi soignant ». Loin d’être innée, l’image du professionnel c’est une image à laquelle tout soignant doit apprendre à correspondre lorsqu’il suit un programme de formation professionnelle, en fonction des règles et des normes professionnelles attendues par le système, et au terme duquel il deviendra un distributeur de soins. Et parce qu’il est fournisseur de soins du système de santé auquel il appartient, le professionnel est à la fois dépendant de la capacité du système à offrir les services, et le représentant du système auquel il appartient. Mais être lié à un système terriblement rigide et exigeant affecte les soignantes et leur santé mentale. Certaines disent vivre un «sentiment d’imposture», une difficulté à «gérer l’incertitude». D’autres parlent de vivre un sentiment permanent de «ne pas se sentir à la hauteur», parce que leur parcours professionnel ressemble davantage à un chemin de contraintes issues des logiques marchandes et du positivisme scientifique qu’elles imposent.

Cliniquement, nous avons régulièrement l’occasion d’observer et d’accompagner des soignantes dans la prise de conscience du lien d’aliénation qui leur donne l’illusion qu’elles ne sont pas à la hauteur de ce système qui les a érigées en « anges gardiens », et qui, pourtant, les contraint chaque jour un peu plus. Partir de ce constat permet de comprendre les contraintes et les exigences vécues par les professionnelles en soins et de les accompagner dans le chemin de libération face à ce pouvoir obscur auquel elles ne devraient pas avoir à s’adapter. Nous réfutons en effet l’idée selon laquelle la fatigue, la pression et l’épuisement des soignantes seraient un état de fait auquel on ne peut rien changer, et auquel doivent s’adapter les soignantes. Nous privilégions au contraire une démarche qui rend possible une réflexion critique sur les limites d’un système abusif, qui doit donc être changé. Il s’agit qu’elles puissent apprendre à se poser de manière juste ; qu’elles puissent respecter leur propre désir subjectif autant que leurs valeurs dites féminines qui les portent au quotidien. Réaliser l’exigence que l’illusion de leur « Moi professionnel » leur impose leur permet de reprendre une place en écart et de ne pas se sentir complètement écrasées par le poids de l’exigence d’une illusion marchande. Une exigence qui les enferme dans une logique sacrificielle qu’il nous apparait fondamental de comprendre et de reconnaitre. Elles nous le disent souvent : correspondre à un « Moi professionnel » modélisé par les logiques marchandes relève de l’impossible. L’impossible agissant comme une exigence, l’exigence devenant contrainte, les soignantes ne peuvent alors qu’avoir l’impression de ne pas être à la hauteur du prestige que leur titre professionnel leur procure. Pourtant, lorsque nous les rencontrons, si tant est qu’on écoute un peu, on entend rapidement que le plus souvent, ce n’est pas le titre professionnel qui leur procure fierté et satisfaction, mais bien la mise en acte quotidienne d’un désir d’aider, de soigner, d’utilité tournée vers l’autre, qu’elles mettent au profit de la collectivité en manifestant chaque jour soucis et attention aux malades dont elles ont la charge. Mais alors, par quel jeu de miroir inversé les logiques marchandes en sont-elles arrivées à faire croire que le soin ne consiste pas à accompagner avec savoir, compassion et humanité l’être humain fragilisé par une expérience de maladie ?

Le discours des soignantes conduit à interroger la manière dont le discours dominant produit sans cesse de nouvelles inégalités et de nouvelles injustices parmi les humains. Une de celles-ci concerne certainement la manière dont nous appréhendons d’emblée les valeurs et les comportements traditionnellement associés à la posture maternelle de la femme[78]. Les valeurs dites féminines dont témoignent les soignantes dans leurs pratiques sont sans cesse remises en question par le discours dominant. En les associant à la « belle âme », à « l’ange » dévoué, esclave, le discours dominant impose aux femmes soignantes une double peine : être soignantes dans un système professionnel, et être dotées de qualités maternelles et féminines considérées comme une faiblesse, parce que vue comme un attribut structurellement féminin. Mais, à force d’exiger d’elles de s’adapter corps et âme à une image de neutralité, d’efficacité et d’efficience qui ne leur correspond pas, certaines en viennent à vivre leur désir sous le versant de la honte et de la culpabilité. Pourtant, est-ce vraiment de la faiblesse que de soutenir la vie, sa valeur, sa qualité et sa dignité, même lorsque que cette vie se révèle dans des conditions d’indigences, de maladie, de drame frisant parfois l’inhumain. En fait, peut-on vraiment croire que les soignantes pourraient participer à un travail de soins de cette ampleur sans être animées par une force de désir et d’amour soutenue par cette même structure féminine taxée de «faiblesse» ?

Notre écoute des soignantes nous amène à soutenir que ce sont précisément les valeurs d’abnégation, de souci, d’aide, d’amour, de générosité, de bonté et de désir que le discours dominant ne cesse de vouloir étouffer et contraindre. La force de la contrainte va loin : dans certains cas, c’est même à coup de thérapies d’adaptation et de médicaments que les pouvoirs en place tentent d’obliger les femmes à s’adapter à une logique inhumaine tournée vers l’efficience et l’efficacité, qui fait du soin une marchandise. Ce faisant, le système devient effectivement un monstre bourreaucratique qui cherche à contraindre les soignantes à nier leur désir et leur ressenti de femmes. Dans ce contexte, on comprend que la fatigue, l’épuisement ne relèvent pas de symptômes neurologiques, mais découlent directement d’une force interne de résistance face aux politiques de gestions qui visent à briser les aspirations, les rêves et le désir des soignantes pour les aliéner à une logique marchande. En utilisant un tel rapport de force, les «bourreaucraties» sanitaires reproduisent, selon nous, précisément ce que les systèmes machistes ont de tout temps cherché à faire : enfermer les femmes dans une image construite par des pouvoirs en place, les enfermer dans une représentation qui ne leur correspond pas et qui pourtant s’impose insidieusement dans les discours dominants. Ces discours pervers qui enferment ne servent-ils pas précisément à masquer le travail d’accompagnement vraiment difficile que font les soignantes ? Les mêmes qui se tiennent à côté de leur patient malade, les accompagnant jusqu’au seuil de la mort dans des conditions parfois vraiment difficiles, qui sont confrontées à des situations d’inhumanité terribles pour lesquelles les ressources sociales sont largement insuffisantes.

5- Le professionnalisme au service de « la peur des sectes » : incidences sur la relation soignante

Notre analyse, qui montre un système abusif au point de rendre malades nos soignantes, impose aussi de questionner les conditions qui ont transformé notre réseau de la santé, ouvert et démocratique, en un système de santé fermé et rigide. Avec Guy-Robert St‑Arnaud, nous avons été étonnés de découvrir que c’est sous l’égide de la peur des sectes, de la peur du fanatisme religieux et des croyances populaires que le professionnalisme a fait son entrée en grande pompe dans la gestion du système de la santé. Le professionnalisme y a été présenté comme moyen de protéger le système contre l’obscurantisme religieux, avec comme résultat d’avoir contribué à fermer le champ du soin de l’âme, et contrôlé les soignantes. Comment expliquer sinon qu’aujourd’hui, le simple fait d’écouter, d’aider et d’accompagner un autre humain devient suspect de dérive et d’activité à « haut risque » ? Cette peur de l’obscurantisme religieux se déplie sur deux axes : la peur du charlatanisme pour le Collège des médecins, et la peur des sectes pour l’ordre des psychologues.

Cette crainte d’une menace extérieure, utilisée comme argumentaire pour cloisonner le domaine du soin, repose sur une logique scientiste dévalorisante à la fois pour le travail de la science et pour celui du religieux et de la spiritualité. Mais surtout, une telle orientation questionne les enjeux réels latents. D’une part, on peut admettre que, pour s’imposer, la science ait eu besoin de combattre l’obscurantisme religieux et la pensée sectaire. Mais il est beaucoup plus difficile d’admettre que les logiques marchandes utilisent de manière éhontée et déconnectée de la réalité ce pan de notre histoire pour imposer un discours pseudoscientifique unique comme voie de raison. Aurait-on refoulé, au nom de cette même logique, cette part de l’histoire, soit le fait que c’est précisément la religion et la science qui ont fondé le développement et l’expansion de notre réseau[79] ? C’est à se demander si la fermeture du système de santé ne se fonde pas sur ce même combat contre le religieux, en servant de révélateur de la difficulté de penser et articuler les rapports entre science et religions.

5.1 Le professionnalisme comme moyen de fragmentation de l’humain

La Loi 21, soit la loi du Code des professions qui a imposé une modification du système professionnel, est officiellement en vigueur depuis 2012. Introduite en jouant sur « la peur des sectes », cette loi servait à s’assurer que « les garanties de compétence, d’imputabilité et d’intégrité du système professionnel soient plus présentes dans le secteur de la santé mentale et des relations humaines, comme elles le sont déjà dans le domaine de la santé physique »[80]. Pour garantir ces compétences, la Loi 21 circonscrit le champ d’exercice de huit professions : psychologues, travailleurs sociaux, psychoéducateur, conseiller d’orientation, thérapeute conjugal et familial, ergothérapeute, infirmière, médecin. Certes, la loi vient officiellement reconnaître les compétences de chacun[81]. Mais pas uniquement : dans ce mouvement, les logiques marchandes et clientélistes utilisent « la peur des sectes » pour s’emparer du champ du soin de l’âme en transformant le domaine de l’accompagnement psycho-socialo-spirituel en vaste un marché de soins psychiques professionnels – exclusivement réservé à ces huit catégories. On retrouve dans cette logique la peur des sectes, avec comme conséquence d’une part de refermer toujours davantage le domaine du soin et, d’autre part, de vendre le soin à la pièce comme un bien ou un service dont la valeur est garantie par les données probantes. Enfin, si ce procédé discursif entretient la peur des sectes, il démontre aussi l’hypervigilance de notre système professionnel face à ce qui l’inquiète, et son incapacité à se confronter à une pensée différente qui le constitue pourtant à l’origine.

En organisant autour de chaque approche scientifique un cadre professionnel, les actes professionnels sont devenus si « réservés » que les postes ouverts en milieu de soins sont dorénavant presque exclusivement attribués aux professionnels dûment ordonnés. L’effet n’est pas seulement de rendre ces postes plus coûteux et plus rares. Cela induit aussi l’idée que l’accompagnement psychosocial des humains souffrants de leurs difficiles conditions de vie et de travail doit être pris en charge par un système de santé pourtant géré par le même État et le même pouvoir qui génère ces souffrances. Cela a des conséquences cliniques graves. Premièrement, dans le système de santé, la majorité des problématiques sont lues dans une logique pathologique : on réduit la noble tâche des travailleuses sociales, d’accompagner les familles et les personnes souffrantes, à un travail d’évaluation déshumanisant pour les soignantes comme pour les malades. Deuxièmement, la professionnalisation a eu pour effet de réduire la part des offres citoyennes et celle des organismes communautaires dans le champ de la santé communautaire et sociale, pourtant si nécessaire au vivre ensemble. Cette orientation se traduit concrètement par une diminution de services pour la population, une augmentation des listes d’attentes et une hyperspécialisation des soins.

Le résultat est que le système de la santé ne sait plus prendre en charge la difficulté de vivre et l’aliénation des personnes au système capitalisme dominant en place. Ceci, parce que la Loi 21, calquée sur le modèle médical qui découpe le corps en champs de spécialité, est venue introduire une logique de morcellement et de découpage dans le champ de la psyché, autrement dit, dans le chant de l’âme, tel que la psychanalyste et la théologie l’entendent[82]. En introduisant le professionnalisme dans le champ de l’écoute et de l’accompagnement, la professionnalisation de la santé mentale et communautaire a transformé les questions de sens, de vie, de mort, de spiritualité autant que celui des affects et de l’émotion en un large étalage où chaque problème devrait trouver la molécule ou le professionnel qui lui correspond. Ce savant découpage de la souffrance psychique produit une fragmentation des regards posés sur une même personne malade et une hiérarchisation des services qui a de réelles conséquences cliniques : par endroit, le champ de la psychothérapie et des services sociaux ressemble à un vaste marché de services professionnels. Chaque problème est traité selon chaque approche professionnelle, au détriment de l’unicité et la singularité de chaque personne.

En soumettant ainsi la vie d’âme à une souffrance existentielle liée à une logique professionnelle, les logiques marchandes ont directement contribué à accentuer la fragmentation de l’âme humaine, en la réduisant à une livre de chair neurologique qu’on s’acharne à rendre fonctionnelle et qu’on oblige à s’adapter encore et en-corps au discours dominant en place.

5.2 Quand le professionnel ne peut plus être soignant

C’est donc en se fondant sur la peur des dérives possibles que la Loi 21 et les Ordres sont venus limiter la place et l’accès à la population à des services proposant de l’écoute, d’accompagnement, de la relation d’aide, un cheminement spirituel, de l’art-thérapie ou une psychanalyse, qui sont devenus des services « non professionnels » s’ils ne sont pas « dans l’ordre ». Cette mainmise du professionnalisme ordonné a deux conséquences.

D’abord, en se posant comme seuls garants du champ de la souffrance, le professionnalisme a rendu de plus en plus difficile de penser le soin comme un devoir et une responsabilité individuelle et collective. Plus encore. Il a rendu difficile, pour ne pas dire impossible, au soignant d’avoir une approche unifiée de la souffrance de l’âme. En fragmentant et en compartimentant la souffrance par approche, par problème ordonné, on a attribué à chaque problème son professionnel et son approche basée sur les preuves. Au point que nombre de professionnels ne savent même plus ce qu’ils ont le droit ou non d’écouter. Plusieurs en sont venus à craindre qu’en écoutant leur client en dehors des cadres et des approches autorisés par les données probantes, ils puissent faire du mal à leur client, par exemple en débordant de leur champ de compétence[83] ! Un peu comme si le champ du soin, soit le fait de prendre soin de l’autre, comme de soi, voire de son environnement, était devenu du registre exclusif des professionnels du système, formés et assignés à cette tâche au sein même du système.

Ce champ, la Loi 21 est venue le définir de la manière suivante :

La psychothérapie est un traitement psychologique pour un trouble mental, pour des perturbations comportementales ou pour tout autre problème entrainant une souffrance ou une détresse psychologique qui a pour but de favoriser chez le client des changements significatifs dans son fonctionnement cognitif, émotionnel ou comportemental, dans son système interpersonnel, dans sa personnalité ou dans son état de santé. Ce traitement va au-delà d’une aide visant à faire face aux difficultés courantes ou d’un rapport de conseils ou de soutien.

On doit s’interroger sur cette définition, comme on doit se demander quelle est cette idée de vouloir appliquer des « thérapies » qui poursuivraient l’objectif de « changer le fonctionnement psychique de son client, sa personnalité, son système interpersonnel ». Étrangement, si cette idée n’était pas balisée par la Loi, il s’en trouverait plus d’un pour à la secte, sectes qu’on accuse précisément de vouloir manipuler les gens pour changer leurs comportements et leurs fonctionnements psychiques. On comprend alors pourquoi, devenant une activité à « haut risque de préjudice », la psychothérapie doit être réservée aux psychologues et aux médecins « en ordre » puisqu’en dehors de ce champ, une telle orientation serait sectaire [84]. Ainsi, par peur d’être infiltré par une « secte », soit tout ce qui ne relève pas du système professionnel en place, le système se ferme et enferme avec lui le soin qui apparait dès lors comme une dimension appartenant aux fournisseurs de soins du système. Coincé dans cette logique pour le moins contradictoire, le soin n’apparait plus comme un devoir éthique ou spirituel qui nous relie les uns aux autres –prendre soin de soi, des autres et de la terre –, mais comme une dimension pour laquelle on doit payer. Et, en effet, les soignantes payent cher : elles tombent d’épuisement, elles sont empêchées d’aller trouver d’aide à l’extérieur du système, sauf à se mettre en infraction par rapport à leur code de déontologie. Se faire soigner, aller parler à un non professionnel peut vite être considéré comme un manquement à l’Ordre – il ne faudrait pas que le soignant côtoie des charlatans ou des gourous…

5.3 Professionnalisme et marchandisation de la souffrance

En devenant un professionnel de la santé, le soignant ne peut plus s’appréhender comme soignant dont l’art et la mission sont de guérir les corps et les âmes meurtries. La dérive de la professionnalisation des soins marque la disparition de l’art du soin et de la figure du soignant. Un changement de paradigme majeur : un professionnel de la santé n’est pas un soignant ni un aidant, mais une personne réduite et sommée de se réduire à son état de professionnel. Ce sont sa formation académique et son permis de pratique qui lui confèrent l’expertise nécessaire pour conseiller à ses clients les moyens techniques ou pharmacologiques appropriés. Le professionnel de la santé, et ici peu importe le titre professionnel qu’il revêt – médecin, psychologue, infirmière, travailleur social – est ainsi un pur produit des politiques de marchandisation de la santé dont le titre l’a ordonné à son ordre professionnel et à son code de déontologie. Purs produits d’un système de santé déshumanisé, ces professionnels parlent le même langage, partagent les mêmes codes et le même discours.

Incidemment, cette logique a désarrimé la clinique moderne de ce qui la fonde en acte, soit la dimension de la praxis de soins qui relève de l’âme et de l’art du soin, qui a vécu une transformation profonde. Sous la poussée néolibérale de la marchandisation pratiquement élevée au rang de religion d’État, l’acte de soigner a subi une transformation pernicieuse. Assujetti au monothéisme du professionnalisme, lui-même ordonné aux normes et diktats de l’économie de marché, le Bien de consommation commun, le soin est devenu un univers inhospitalier, et les soignantes, les oubliées du système. En effet, l’introduction de la figure du professionnel de la santé, concomitante à une montée fulgurante de la logique marchande et du clientélisme dans le milieu de la santé, a provoqué une déshumanisation des soins : le système de la santé est incapable de prendre en compte dans son propre réseau des besoins des soignantes, du désir sincère et honnête des âmes soignantes d’exercer leur clinique au chevet des malades. Il préfère les faire taire, les soumettre à une loi de l’Omerta, quitte, une fois rendues malades du système, à les obliger à se faire traiter à l’intérieur de ce même système.

6- Ouverture et prospective : l’écoute de la quête à être humain pour panser les soignants et penser le soin de manière ouverte et démocratique

Nous avons en tant que société une responsabilité dans la création de ce monstre bureaucratique. C’est collectivement, comme société, que nous avons exigé de l’État et de ses institutions une prise en charge toujours plus totale et totalitaire de la défaillance de nos corps, de nos sentiments, de notre psyché, et même de notre spiritualité. En chemin, nous avons surtout fini par oublier que, dans son essence même, le soin n’est pas d’abord l’utilisation d’un moyen, d’un traitement ou d’un professionnel ni un domaine de spécialité réservé aux professionnels dits de la santé. Le soin relève du souci, de la préoccupation, de l’intérêt, de l’attention, de l’inquiétude de soi, des autres et du monde où nous vivons. Cette capacité de s’occuper de sa santé, de son bien-être moral ou spirituel, de veiller sur soi et sur les autres autour de soi a été délégué presque entièrement et exclusivement au système de santé. Est-il étonnant que celui-ci sature et pas seulement en temps de pandémie ? Est-il étonnant que lesdits professionnels de la santé se retrouvent eux-mêmes en situation d’avoir à être aidés sans pouvoir aller se faire panser ailleurs que dans le système, au risque de perdre leur permis d’exercer ? Le système est si bien bordé que les soignants souffrants apparaissent finalement comme les malades du système.

Responsables de ce monstre bureaucratique, nous avons aussi une responsabilité : celle de redonner ses lettres de noblesse au réseau de la santé et des services sociaux et de le recentrer sur des valeurs d’ouverture et d’hospitalité. Cela implique de reconnaitre la place des personnes qui le compose, qui le fonde et lui assure son existence. Or, vouloir cela, c’est reconnaitre la place des femmes, de ces soignantes qui lui donnent sa dimension humaine. Reconnaitre leur place, c’est accepter de les écouter, d’entendre ce qu’elles ont à dire. Le temps presse. Trouver le courage de soigner notre réseau ne pourra se faire sans une parole donnée aux femmes, si on veut retrouver la fierté et la dignité d’être humain. Il est temps de redresser la barre : ouvrir les portes des réseaux de soins et convoquer les âmes soignantes à une réflexion collective pour penser le soin et nous panser, nous, humains souffrants et fragiles que nous sommes. C’est un passage essentiel si on veut voir se produire un changement profond et durable qui aura cette capacité de restructurer nos services de santé dans une logique relationnelle respectueuse des soignants et des soignés.

Pourrait-on profiter de la pandémie pour travailler à re-construire un système de santé ouvert et démocratisé ? Cela implique de reconnaitre que le réseau de la santé et des services sociaux est une propriété citoyenne, qu’être soigné est un droit, et que l’État a donc le devoir de soigner ses malades et ses soignants. Mais ce devoir étatique ne peut venir sans la responsabilité citoyenne partagée de prendre soin de l’autre et de la terre, donc de soi ou de son âme. La notion d’âme, de soi, n’est pas nouvelle. Tobie Nathan et Jean-Luc Swertvaegher y ont recours dans leur étude du champ du sectaire. Ils montrent que les systèmes rigides comme les gourous ne cherchent pas seulement à capturer chez les adeptes leur argent, leur sexualité, leur nom ou leur identité sociale : plus fondamentalement encore, ils veulent leur âme.

Ce qui les anime, ce qui en fait des êtres autonomes, mus par leur propre volonté – c’est de la capture de cette âme que des organismes aux intentions malveillantes attendent des bénéfices. Il faut en convenir, le modèle de fonctionnement sectaire est avant tout celui d’un rapt d’âme, déliant les adeptes de leurs engagements sociaux, de leurs attachements civiques, de leurs fidélités et, de ce fait, les assujettissant au groupe et au gourou.[85]

C’est bien le même phénomène qu’on repère avec les soignants pris dans notre système de santé. Or, panser le soignant implique de l’écouter y compris avec son âme de soignant. Il s’agit alors de leur proposer une approche d’accompagnement existentiel, qui met en jeu le rapport à l’âme à l’affect, au désir et aux rêves permet aux personnes concernées de pouvoir commencer à panser leur histoire de sujet, d’humain, une histoire nécessairement singulière, qui s’inscrit dans une histoire collective. 

Remerciements

Je remercie Lydwine Olivier pour sa contribution à la rédaction de cet article.

[1] Nous nous limiterons en effet au système québécois.

[2] À ce sujet, voir l’éditorial de Marie-Andrée Chouinard du 23 juin 2020, qui a su relever l’importance que le Premier ministre définisse lui-même notre système de santé et de services sociaux de « monstre ». Marie-André Chouinard, « Remaniement pour dompter la santé », Le Devoir, 23 juin 2020, https://www.ledevoir.com/opinion/editoriaux/581294/remaniement-dompter-la-bete-sante.

[3] « Remaniement à Québec : Dubé hérite du "monstre" de la Santé à la place de McCann » Le Soleil, 22 juin 2020, https://www.lesoleil.com/actualite/remaniement-a-quebec-dube-herite-du-monstre-de-la-sante-a-la-place-de-mccann-04433709e332f0410e833b838aa8071f ; « Un monstre bureaucratique qu’on appelle un CIUSSS », Journal de Montréal, 21 avril 2020,

https://www.journaldemontreal.com/2020/04/21/un-monstre-bureaucratique-quon-appelle-un-ciusss.

[4] Nous ne reviendrons pas ici sur le développement des motivations de chacune des soignantes à s’investir dans ce projet de soins, puisque certaines en ont déjà témoigné dans le numéro 3 de la revue Ouvertures. Rappelons simplement que la clinique Alliance est une clinique médicale créée en 2018 par des soignantes épuisées par les portes fermées d’un système de santé bureaucratique et rigide. Fatiguées de la pression systémique, ces femmes ont décidé d’ouvrir une fenêtre d’opportunité clinique en se rassemblant dans une clinique en réseau, gérée indépendamment des CIUSSSS. Alliance se présente donc comme une clinique médicale et d’accompagnement familio-social et spirituelle fondée par des femmes soignantes qui désiraient créer un milieu de soins humain : un milieu de pratique ouvert et démocratique leur permettant d’avoir une pratique de soins cohérente avec leurs aspirations personnelles et l’attention qu’elles désiraient porter aux soins collectifs et cliniques.

[5] Michel Gourdet, « Les figures du monstre – histoire et symbolique », dans : Les monstres dans l’art médiéval, https://www.academia.edu/Documents/in/Les_Monstres_Dans_L_Art_Medieval.

[6] Claude Lecouteux, Les monstres dans la pensée médiévale européenne, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1999, p. 8-12.

[7] L’inquiétant, « ce mode de l’effroyable qui remonte à l’anciennement connu, au depuis longtemps familier », S. Freud, « L’inquiétant », Œuvres complètes, volume XV, Paris, PUF, 1996 (1919), p. 148-188.

[8] Le terme saturer implique un trop-plein qui ne peut s’évacuer. C’est précisément du fait que le trop-plein ne puisse avoir de lieu pour s’évacuer que les problèmes de santé surgissent. Un accompagnement centré sur l’écoute et l’accompagnement existentiel permet aux soignants de non seulement de « vider leur sac » comme le dit l’impression consacrée. Surtout, l’écoute du croire, dans une logique discursive permet de mettre en forme le « trop-plein » dans une logique qui prend en compte la dynamique subjective qui est, elle, liée au désir, à la jouissance et à l’amour. 

[9] Voir Marie-Ève Garand, « Chapitre 6. L’histoire de Jean », dans Introduction de la dimension du croire dans l’écoute du dire des personnes ayant vécu une expérience sectaire, Thèse, Université de Montréal, 2013, p. 293s.

[10] James T. Richardson et Massimo Introvigne, « "Brainwashing" Theories in European Parliamentary and Administrative Reports on "Cults" and "Sects" », Journal for the Scientific Study of Religion 40/2, Juin 2001, 143-168, https://www.jstor.org/stable/1387941?seq=1.

[11] Bien que le système de santé soit un système uniforme, fermé et homogène, chaque soignant développe un rapport singulier envers lui, qui se tisse des mailles et des maux de sa propre histoire de sujet confronté avec « ses systèmes rigides », comme ses parents, l’école, le directeur d’école, etc.

[12] Par exemple, voir l’enquête de l’AMC sur la santé des médecins : Sondage national de l’AMC sur la santé des médecins. Un instantané national, 2018, https://www.cma.ca/sites/default/files/2018-11/nph-survey-f.pdf.

[13] La presse, « Médecins en détresse », 1er octobre 2018, https://www.lapresse.ca/actualites/sante/201812/10/01-5207563-medecins-en-detresse.php.

[14] Sylvie Boris, « La détresse morale », Éthique 10/5, décembre 2013, https://www.oiiq.org/sites/default/files/uploads/periodiques/Perspective/vol10no5/10-ethique.pdf.

[15] Katia Gagnon, « Des travailleurs sociaux en grande détresse », La Presse, 8 mai 2019, https://www.lapresse.ca/actualites/2019-05-08/des-travailleurs-sociaux-en-grande-detresse?utm_source=facebook&utm_medium=social&utm_campaign=algofb.

[16] Gina Tremblay, « Enquête sur la souffrance au travail chez les préposées aux bénéficiaires du réseau de la santé et des services sociaux du Québec », Mémoire en travail social, UQAM, 2017, https://archipel.uqam.ca/9819/1/M14977.pdf.

[17] Cet élément a été discuté et démontré dans une publication précédente : Marie-Ève Garand, « La subjectivité en malaise », Ouvertures, vol. 3, 1-30. https://ceinr.com/revue-ouverture/2019/7/31/la-subjectivit-en-malaise.

[18] Voir Michel Vézina & René Bourbonnais, « Incapacité de travail pour des raisons de santé mentale », dans Portrait social du Québec : données et analyses, Institut de la statistique du Québec, 2011, p. 279-287.

[19] Pamela Wible, Physiscian suicide 101; secrets, lies and solutions, dans « Suicide des médecins 101 : secrets, mensonges et solutions », KevinMD.com, 13 novembre 2014,

https://www.kevinmd.com/blog/2014/11/physician-suicide-101-secrets-lies-solutions.html.

[20] Sur cette question, voir la thèse de Lydwine Olivier qui retrace, au travers la figure d’Ève, mère de l’univers, le long parcours millénaire des femmes cherchant à se libérer d’un système machiste qui a de tout temps cherché à parler en lieu et place des femmes pour les contraindre à une force dominante. Voir Lydwine Olivier, Ève, du manque au sujet-femme. Une relecture discursive du désir de la femme dans Genèse 3 à partir de ses réceptions, Thèse, Université de Montréal, publication à venir.

[21] La médecine est un domaine qui a longtemps été considéré comme appartenant au monde de la science, un univers longtemps reconnu par les hommes comme masculin. Or depuis plusieurs années, ce fort est battu en brèche, au moins au niveau de la médecine familiale : les hommes y sont maintenant largement en minorité, comme dans le domaine du soin en général.

[22] Parler du féminin et du maternel ne veut pas dire que ces caractéristiques soient réservées aux femmes, mais qu’elles relèvent d’une posture, d’une éthique sur le versant du féminin.

[23] Geneviève Gagné, « métiers traditionnels ; les oubliés des féministes », Gazette des femmes, 19 décembre 2013, https://gazettedesfemmes.ca/8290/metiers-traditionnels-les-oublies-des-feministes/.

Au vu de cette proportion écrasante de femmes dans le soin, et de la structure féminine que ce domaine implique, on peut s’étonner que les luttes féministes, qui ont pourtant abondamment dénoncé le machisme et la violence des systèmes rigides ambiants, ne se soient pas intéressées à la situation des femmes soignantes. Sur cette question on peut aussi lire le document de la CSQ : Un regard féministe sur le réseau de la santé et des services sociaux, https://www.lacsq.org/fileadmin/user_upload/csq/documents/documentation/sante/bulletins_speciaux_sante/regard_feministe_reseau_sante_services_sociaux.pdf ; ou Francine Saillant, « La part des femmes dans les soins de santé », Prendre soin. Liens sociaux et médiations institutionnelles 28/68, automne 1992, https://www.erudit.org/fr/revues/riac/1992-n28-riac02152/1033807ar.pdf ; ou encore Maïté Snauwaert, « Autour des soins, une nouvelle éthique féministe », Le Devoir, 17 mars 2015, https://www.ledevoir.com/opinion/idees/434596/les-idees-en-revue-autour-des-soins-une-nouvelle-ethique-feministe. On peut également se demander pourquoi un article qui parle de « L’impact disproportionné sur les femmes » de la pandémie ne mentionne pas les soignantes. Voir Teresa Wright, « Covid-19 : un impact disproportionné sur les femmes », La presse, 10 avril 2020, https://www.lapresse.ca/covid-19/2020-04-10/covid-19-un-impact-disproportionne-sur-les-femmes.

[24] C’est le cas de ces infirmières qui ont mis en acte dans une de leurs manifestations le fait qu’elles se sentent comme des mortes vivantes. Radio-Canada, « Les infirmières se disent "mortes de fatigue" », 27 mai 2020, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1706843/manifestation-fiq-infirmieres-fatigue-epuisement-ciusss-mcq.

[25] Charlène B., « Du soin à la violence », mémoire de maitrise, Angers, 2011, https://www.memoireonline.com/01/11/4207/m_Du-soin--la-violence1.html#fn2.

[26] Nancy Brisson, « Quand la médecine ne suffit plus », Ouvertures vol 3, 2019, 78-86, https://ceinr.com/revue-ouverture/2019/10/30/quand-la-mdecine-ne-suffit-plus-par-nancy-brisson.

[27] Par quête subjective, nous entendons une quête où la question du sens, du non-sens et du hors sens de la vie recèle une quête à être humain, une quête désirante et éthique.

[28] Le Journal de Montréal, « Le cri du cœur d’une jeune infirmière qui s’est enlevé la vie se répand comme une trainée de poudre », 15 avril 2019, https://www.journaldemontreal.com/2019/04/15/le-cri-du-coeur-dune-jeune-infirmiere-qui-sest-enlevee-la-vie-se-repand-comme-un-trainee-de-poudre.

[29] Lettre initialement publiée sur Facebook.

[30] Le nouvelliste, « La lettre d’Émilie Houle », 15 avril 2019.

[31] Radio Canada, « Les infirmières se disent "mortes de fatigue" »…

[32] Claudie Simard, « Détresse chez les infirmières, le nombre de griefs explose », Radio canada, 2 avril 2019, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1162080/detresse-infirmieres-temps-supplementaire-giefs-fatique-soins-hopital.

[33] Claudette Samson, « Une infirmière qui s’est suicidée avait été forcée de retourner au travail », Le Soleil, 6 juin 2020, https://www.lesoleil.com/actualite/sante/une-infirmiere-qui-sest-suicidee-avait-ete-forcee-de-retourner-au-travail-2010-9ebec8ca98e2355fe8e41e6b46ff52d5.

[34] Le drame a été d’une telle ampleur que l’armée canadienne a été appelée en renfort pour venir prendre soin de nos malades : on a vu les soldats les coiffer, les abreuver, les nourrir, les changer. Voir Rima Elkouri, « Je ne reviens plus », La Presse, 24 mai 2020, https://www.lapresse.ca/covid-19/2020-05-24/je-ne-reviens-plus.

[35] Les soignantes doivent prendre cette mesure « d’abord, pour pouvoir rester fonctionnels, ensuite, pour ne pas devenir eux-mêmes des vecteurs de transmission virale », est-il spécifié. Janie Gosselin, « Les soignants pas tenus d’intervenir sans matériel de protection disent différents ordres », La Presse, 23 avril 2020, https://www.lapresse.ca/covid-19/2020-04-23/les-soignants-pas-tenus-d-intervenir-sans-materiel-de-protection-disent-differents-ordres.

[36] Ce sont en effet principalement les soignantes qui ont introduit la Covid-19 dans les milieux de soins. Mathieu Perreault, « Les mouvements de personnel ont été dévastateurs à Montréal », La Presse, 6 mai 2020, https://www.lapresse.ca/covid-19/2020-05-06/les-mouvements-de-personnel-ont-ete-devastateurs-a-montreal.

[37] Voir Isabelle Germain, « L’écoute du hors sens. La souffrance des soignants : cette souffrance qui dé-range », Ouvertures vol 3, 2019, https://ceinr.com/revue-ouverture/2019/10/23/lcoute-du-hors-sens-la-souffrance-des-soignants-cette-souffrance-qui-d-range-par-isabelle-germain ; mais aussi Félix B. Desfossés, « Y a-t-il une loi du silence dans le système de santé du Québec ? », Émission Région 08, Radio-Canada, 5 mai 2020, https://ici.radio-canada.ca/premiere/emissions/region-zero-8/segments/entrevue/168901/josee-mcgrath-omerte-systeme-sante ; ou encore « Existe-t-il une loi du silence dans le réseau de la santé ? », FIQsanté 27/5/2020, http://www.fiqsante.qc.ca/2020/05/27/existe-t-il-une-loi-du-silence-dans-le-reseau-de-la-sante/ . Concernant les services sociaux, de la DPJ par exemple, on peut lire Brigitte Breton, « Loi du silence et de l’indifférence », Le Droit, 2 juillet 2019, https://www.ledroit.com/chroniques/loi-du-silence-et-de-lindifference-7b224c0c62d5d3dfc316be6ab5f567e7.

[38] À cet égard, une analyse pertinente est proposée par Guillaume Lepage et Magdaline Boutros : « Les soignants n’ont pas l’obligation d’intervenir sans équipement de protection », Le Devoir, 24 avril 2020, https://www.ledevoir.com/societe/sante/577622/soignants-et-interventions.

[39] Par exemple, durant la pandémie, le grand journal « The Lancet » tout comme celui du « New England Journal of Medicine » ont dû retirer leur étude faisant état des dangers létaux du traitement par l’hydroxychloroquine, une fois démontré le manque de fiabilité de l’étude lié à des raisons éthiques et méthodologiques (Hervé Morin, « Hydroxychloroquine, trois auteurs de l’étude du Lancet se rétractent », Le Monde, 4 juin 2020, https://www.lemonde.fr/sciences/article/2020/06/04/hydroxychloroquine-trois-auteurs-de-l-etude-du-lancet-se-retractent_6041803_1650684.html).

[40] OMS, Rapport sur la santé dans le monde, 2008, https://www.who.int/whr/2008/overview/fr/index1.html.

[41] Dans ce rapport, l’OMS mettait les États en garde contre le danger et les pièges du désinvestissement des systèmes de soins. L’organisation pointait la tendance préoccupante des États à massivement sous-financer leurs systèmes de santé, et à ne pas « aller dans le sens des objectifs de santé pour tous ». Elle ajoutait : « Ces tendances ne sont pas de nature à permettre la satisfaction complète et équilibrée des besoins sanitaires. Dans un certain nombre de pays, l’accès inéquitable aux soins qui en résulte, de même que l’appauvrissement qu’entraînent leur coût et l’érosion de la confiance qu’inspirent les soins de santé constituent une menace pour la stabilité sociale ».

[42] Rappelons aussi qu’en 2012, lors de ce qu’on a appelé « le Printemps érable », les associations étudiantes et des syndicats ont aussi dénoncé la marchandisation de l’éducation et de la santé comme risquant d’entrainer la disparition des programmes sociaux. Pour une analyse du discours des étudiants, voir Éric Martin, « Le printemps contre l’hégémonie : la mobilisation étudiante de 2012 et le blocage institutionnel de la société québécoise », Recherches sociographiques 54/3, 2013, 419-450, https://www.erudit.org/fr/revues/rs/2013-v54-n3-rs01047/1020999ar.pdf.

[43] Voir Henri Dorvil & Herta Guttman. « 35 ans de désinstitutionalisation au Québec 1961-1986 », Annexe 1 du rapport Défis de la reconfiguration des services de santé mentale, Comité de la santé mentale du Québec, octobre 1997, https://publications.msss.gouv.qc.ca/msss/fichiers/1997/97_155a1.pdf.

[44] Ibid. p. 4.

[45] Virage ambulatoire, mais aussi désinstitutionalisation de la santé mentale et de la déficience physique ou intellectuelle. https://ccpsc.qc.ca/fr/node/1814, amenant à des compressions de plus d'un milliard de dollars imposées au réseau entre 1995 et 1998.

[46] C’est donc dire que toute compression ou toute augmentation qui ne couvre pas entièrement l’augmentation du coût de la vie doit se traduire par une réduction des services à la population.

[47] Histoire du système de santé québécois, site de la clinique communautaire de Pointe-Saint-Charles, https://ccpsc.qc.ca/fr/node/1814.

[48] Du nom du ministre qui en est à l’origine, Gaétan Barrette.

[49] Michel Parazelli, « L’autorité du « marché » de la santé et des services sociaux », Nouvelles pratiques sociales 22/2, 2010, 1-13, https://www.erudit.org/fr/revues/nps/2010-v22-n2-nps3883/044215ar/.

[50] Pierre Pelchat, « Réforme Barrette : des "super mammouths" bureaucratiques décriés », Le Soleil, 25 septembre 2014, https://www.lesoleil.com/actualite/sante/reforme-barrette-des-super-mammouths-bureaucratiques-decries-73c8fe4ba1bae331f782729e0e3754b4.

[51] Centre local de services communautaires.

[52] « Quatre ans après la réforme Barette : quelle place pour les organismes communautaires dans l’offre de service en santé mentale ? », site Le Racor, https://racorsm.org/actualite/quatre-ans-apres-la-reforme-barette-quelle-place-pour-les-organismes-communautaires-dans.

[53] Paule Vermot-Desroches, « Réforme Barrette : "Un échec sur toute la ligne" », Le Nouvelliste, 15 février 2018, https://www.lenouvelliste.ca/actualites/reforme-barrette-un-echec-sur-toute-la-ligne-ffadedc8b7fbe4498cb5a062180321b7.

[54] Michel Parazelli, « L’autorité du « marché » de la santé et des services sociaux » …

[55] Michel Parazelli, « L’autorité du « marché » de la santé et des services sociaux » …

[56] Pour une histoire longitudinale des principales réformes et de leurs impacts, voir Susan Usher, Jean-Louis Denis, Johanne Préval & Ross Baker, « Un historique des réformes du système de santé au Québec : les instruments et leur impact. », dans R. Bernier & S. Paquin (dir), L’État québécois – Où en sommes-nous ?, Presse de l’Université du Québec, 2019, p. 121-154.

[57] La conception néolibérale de l’État se distingue donc des principes de la démocratie libérale en ce qu’elle prescrit des comportements (même au nom de la liberté) là où le libéralisme classique accordait une certaine confiance à la nature humaine. C’est pourquoi le néolibéralisme peut bien s’accommoder de ce qui, chez Hobbes, est le plus foncièrement antilibéral, à savoir son pessimisme anthropologique. L’incapacité circonstancielle d’un individu à entrer dans un calcul ou dans un processus contractuel sera donc perçue comme une faute morale et l’on comprend pourquoi l’État « libéral-autoritaire » fait appel à la crainte comme seul ressort efficace de l’obéissance. Voir Michaël Fœssel, « Légitimations de l’État. De l’affaiblissement de l’autorité à la restauration de la puissance », Esprit, mars-avril 2005, 242-256.

[58] Par exemple, le rapport Romanow sur L’avenir des soins de santé au Canada affirme que « les Canadiens considèrent le régime d’assurance-santé [sic] comme une entreprise non pas commerciale, mais morale (Commission sur l’avenir des soins de santé au Canada, Guidé par nos valeurs. L’avenir des soins de santé au Canada – Rapport Romanow –, Ottawa, 2002, p. XXII. Les implications de cette citation sont ressorties clairement lors du discours de Romanow à l’Université Yale, juste avant la publication du rapport, quand il a affirmé que les soins de santé étaient une entreprise morale, « pas des marchandises ». Voir Dorie Baker, « In Canada, Publicly-Funded Health Care is "Moral Enterprise", Says Official », Yale Bulletin & Calendar, vol. 31, 8/25, octobre 2002.

[59] Joseph Heath, « Les soins de santé comme marchandises », Éthique publique, 5/1, 2003, https://journals.openedition.org/ethiquepublique/2161#ftn1.

[60] Voir Ingrid France, « Marchandisation du soin et éviction du sujet : les effets paradoxaux d’une surdose de neutralité dans le libéralisme », 2ème colloque de psychopathologie et psychanalyse du lien social : Malades du libéralisme ? Actuel du sujet, actualité du lien social, Université Marc Bloch, Strasbourg, Mars 2008.

[61] Les travaux de Jacques Cherblanc et Guy Jobin laissent entendre que ces gestes soignants, qui font pourtant partie des soins de base, sont tellement exclus de la logique professionnelle de neutralité et d’objectivité qui fonde la logique clientéliste, que ces gestes sont maintenant compris par les infirmières comme des interventions spirituelles (Jacques Cherblanc et Guy Jobin, « Vers une psychologisation du religieux ? Le cas des institutions sanitaires au Québec », Soigner l’esprit 163, juillet-septembre 2013, Archives de sciences sociales des religions, https://journals.openedition.org/assr/25210?lang=es).

[62] Voir OMS, Rapport sur la santé dans le monde, 2008…

[63] Pour rappel, le budget dédié à la santé globale de la population représente un peu plus de 50 % des dépenses publiques.

[64] C’est le terme qu’on retrouve sur le site du Gouvernement du Canada, https://www.canada.ca/fr/sante-canada/services/systeme-soins-sante/ressources-humaines-sante/strategie/offre-fournisseurs-soins-sante.html. Cette expression « fournisseur de soins » rend bien compte de la logique marchande qui s’est emparée de la définition même du travail des soignants : un fournisseur est celui qui fournit des marchandises à un client.

[65] Voir Joseph Heat, « Les soins de santé comme marchandises » …

[66] Sur le sujet du poids des assureurs dans le traitement des patients, on peut signaler qu’en 10 ans de clinique, nous avons été régulièrement témoins de situations où des médecins nous ont confié prescrire, et des malades aller chercher la prescription à la pharmacie, « pour ne pas avoir de problème de paiement », pour la jeter ensuite aux poubelles dans le caniveau. La raison évoquée est toujours la même : permettre au malade de recevoir ses prestations qui elles exigent un protocole d’« evidence base » qui a préséance sur le jugement clinique des soignants. Voir Isabelle Lucas, « Prestations d’invalidité : le Collège des médecins dénonce les "demandes abusives" des assureurs », La Presse, 15 février 2018, https://www.lapresse.ca/actualites/sante/201802/15/01-5153945-prestations-dinvalidite-le-college-des-medecins-denonce-les-demandes-abusives-des-assureurs.php.

[67] Conseil médical du Québec, Le professionnalisme et l’engagement des médecins envers la société, 2003, p. 3, http://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/bs64475.

[68] Conseil médical du Québec, Le professionnalisme…, p. 40.

[69] Diane Girard, « Conflit de valeurs et souffrance au travail », Éthique publique 11/2, 2009, 129-138.

[70] Il est notable que, comme on peut le constater sur le site de l’Office des professions du Québec, sur les 47 Ordres que compte le Québec, plus de la moitié concernent le secteur de la santé humaine au sens large https://www.opq.gouv.qc.ca/ordres-professionnels/liste-des-professions-selon-le-secteur-dactivite ; à noter que même l’Ordre des médecins est presque à parité en 2019 (voir « Nombre de membres selon le genre par ordre professionnel au 31 mars 2019 », https://www.opq.gouv.qc.ca/fileadmin/documents/Systeme_professionnel/Statistiques/2018-2019/Membres_selon_genre_2019-03-31.pdf).

[71]  Site de l’Ordre des ingénieurs du Québec, http://gpp.oiq.qc.ca/le_professionnalisme_pour_assurer_l_equilibre.htm.

[72] Marie-Anne Dujarier, L’Idéal au travail, Paris, PUF, 2006.

[73] Par exemple, voir le code d’éthique des médecins, http://www.cmq.org/publications-pdf/p-6-2015-01-07-fr-code-de-deontologie-des-medecins.pdf.

[74] Pierre Ancet, « Conflits de valeurs internes aux sujets et aux organisations », Descartes 91, 2017, 106-118, https://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2017-1-page-106.htm.

[75] Ce terme de « capture d’âme » a été introduit par Tobie Nathan et Jean-Luc Swertvaegher comme étant nécessaire pour comprendre le jeu d’échange qui se met en place entre des adeptes de secte rigide et leur gourou tout puissant ou leur groupe. Voir : Tobie Nathan et Jean-luc Swervaegher, Sortir d’une secte, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond/Le Seuil, 2003, p. 16. Cette métaphore permet d’ouvrir un espace de discussion clinique autre avec les soignants en grandes difficultés.

[76] L’ambition de Foucault était certes de donner à voir la manière dont les pouvoirs agissent au travers des corps, mais son livre Surveiller et punir lui a aussi permis de renouer avec un problème théorique qu’il n’a cessé de poser dans son travail depuis l’Histoire de la folie (1961), et dont la radicalité le rend toujours actuel : « Un fait est caractéristique : lorsqu’il est question de modifier le régime de l’emprisonnement, le blocage ne vient pas de la seule institution judiciaire ; ce qui résiste, ce n’est pas la prison-sanction pénale, mais la prison avec toutes ses déterminations, liens et effets extra-judiciaires ; c’est la prison, relais dans un réseau général des disciplines et des surveillances ; la prison, telle qu’elle fonctionne dans un régime panoptique. Ce qui ne veut pas dire qu’elle ne peut pas être modifiée, ni qu’elle est une fois pour toutes indispensable à un type de société comme la nôtre » (Michel Foucault, Surveiller et Punir, Paris, seuil, 1975, p. 357).

[77] Dans certains Ordres, le fait de tomber en amour ou en amitié est susceptible de constituer un manquement au devoir « d’indépendance et de désintéressement ». L’inconduite sexuelle d’un ou d’une médecin va jusqu’à interdire l’amour entre deux adultes responsables, censé être capable de faire des choix. Le malaise amoureux suspecté de rapport de force inégal peut conduire à la radiation temporaire, et même à une humiliation publique où le médecin se voit obligé d’expliquer sur la place publique les tours et détours de l’amour vécu et ressenti comme un affect de vie. Le moralisme puritain des ordres professionnels qui veulent gérer jusqu’à l’amour et la sexualité au nom de l’égalité des rapports amoureux est un nouveau moraliste inquiétant. Voir, par exemple, l’histoire du docteur Yvan Turmel reconnu coupable d’avoir développé une relation amoureuse avec une patiente après le décès du mari de celle-ci : Héloïse Archambault, « Médecin coupable d’une relation amoureuse », Le Journal de Montréal, 21 mai 2015, https://www.journaldemontreal.com/2015/05/21/medecin-coupable-dune-relation-amoureuse.

[78] Yvonne Knibiehler relève que le mouvement féministe, reconnu officiellement à la fin du XIXe, est pourtant né bien avant, de la volonté de femmes qui se sont mises au service de la Nation et de la Liberté en valorisant ce qu’elles pouvaient apporter de par leur fonction maternelle, à la société. Mais en modernité, face aux idéologies marchandes qui voulaient asservir les femmes à leur ventre, les mouvements féministes se sont soulevés et ont combattu. Sauf qu’à dénoncer l’aliénation des femmes à la maternité, elles ont eu du mal à travailler la question du désir des femmes à devenir mères. Elles n’ont pas réussi à faire front commun, ni, surtout, à faire changer la situation dans laquelle se retrouvent les femmes actuellement, qui continuent à occuper des métiers spécifiques à leur réalité de femmes/mères. Or, pour Yvonne Knibiehler, c’est parce que « les femmes manquent de combativité, elles ne savent pas se coaliser pour obtenir les réformes nécessaires ». Voir Yvonne Knibiehler, « Féminisme et maternité », La revue lacanienne 2/2, 2007, 11-17,

 https://www.cairn.info/revue-la-revue-lacanienne-2007-2-page-11.htm. Comment s’étonner alors que la sensibilité, le dévouement, le soin, l’attention soient devenus suspects de faiblesse et associés à un manque de courage dans nos civilisations dites modernes. Une telle orientation est non seulement déshumanisante, mais terriblement injuste pour les femmes/mères qui éprouvent bien dans des situations de violence à quel point la liberté n’est pas infinie, surtout quand des enfants sont à charge. C’est tout aussi vrai pour les femmes soignantes qui vivent – parfois avec honte et tourment – des qualités maternelles qu’elles ont appris à associer à une faiblesse structurelle de leur genre et qu’elles soupçonnent d’être la cause de leur mauvaise condition de travail. Pour cette raison, nous croyons qu’il est urgent de redécouvrir, de sauvegarder et de revaloriser le patrimoine féminin associé à la maternité et à la féminité.

On peut se demander à quel point les logiques marchandes et la force des discours dominants n’ont pas contribué à ce qu’on en vienne à croire que les valeurs de compassion, d’entraide, de solidarité et d’amour étaient des valeurs de soumission à un ordre patriarcal. Ce détournement du maternel au profit des logiques marchandes, on peut en poursuivre la réflexion dans les travaux entamés par le Vatican autour de la figure de Marie, cette mère trop souvent associée à une soumission totale alors que, pour le Pape François, la figure de Marie « propose un chemin de paix entre les cultures ». Voir Amedeo Lomonaco, « Le Pape François invite à libérer la figure de Marie de l'influence des mafias », Vatican News, 11 mars 2020, https://www.vaticannews.va/fr/pape/news/2020-08/le-pape-francois-invite-a-liberer-la-figure-de-marie-de-l-influ.html?fbclid=IwAR3OFmw7grW6tFeqzIETBw2TLhLQwqL7VoQYV7pjfohaK1vXrn5AiO03kwc

[79] Rappelons que ce sont des congrégations de femmes qui ont fondé le vaste réseau du soin au Québec, (Myriam Gauthier, « Histoire du système hospitalier : un réseau porté par les religieuses », La voix de l’Est, 15 mai 2020, https://www.lavoixdelest.ca/la-vitrine/histoire-du-systeme-hospitalier-un-reseau-porte-par-les-religieuses-bb48b38ac3b219b458e3c21bbd9ad689), et que cette part de l’histoire n’est même pas enseignée dans le système scolaire.

[80] Projet de Loi 21, https://www.opq.gouv.qc.ca/fileadmin/documents/Systeme_professionnel/PL_21/OP_Dep_Psychologues_Final.pdf.

[81] Cette reconnaissance se fonde sur une hiérarchisation des catégories de professionnels, censée les distinguer des autres catégories (techniciens, préposées, aides et auxiliaires). Cette hiérarchisation aboutit à une vision réductrice des soins de l’âme maintenant réduits à une logique de tâches réservées et administrées par des cadres professionnels.

[82] Pour rappel, le mot psuché, en grec, est souvent traduit par âme. Parler de psychologie, si l’on suit Lou‑Andréa Salomé, c’est parler des maux de l’âme : « Durant plus de cinquante années, elle va apprendre les notions de la psychologie nietzschéenne et de la théorie psychanalytique : sa définition de l’être humain repose sur l’analyse du langage intérieur lorsqu’il reflète les maux de l’âme, perçus par l’analyste comme des troubles psychiques ». Voir Isabelle Mons, « De l’âme à la psyché. Lou Andreas-Salomé et la question de la nature humaine », Mil neuf cents. Revue d’histoire intellectuelle 22/1, 2004, 217-234, https://www.cairn.info/revue-mil-neuf-cent-2004-1-page-217.htm ; Voir aussi Françoise Coblence, « La vie d'âme. Psyché est corporelle, n'en sait rien », Revue française de psychanalyse 74/5, 2010, 1285-1356, https://www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2010-5-page-1285.htm ; ou Jean-Marie Vaysse, « Âme, imagination et institution », dans Psyché, De la monade psychique au sujet autonome, S. Klimis et L. Van Eynde (dir.), 9-23, https://books.openedition.org/pusl/788.

[83] Comme me le racontait récemment un ami, le fait d’aider un autre souffrant triste et en colère en lui offrant de son temps, de son écoute et de sa présence pour l’aider à cheminer spirituellement, a rapidement été suspecté de contrevenir aux règles imposées par la Loi 21 et sa prétention à baliser le champ de la souffrance humaine. Un autre ami, psychanalyste celui-là, me racontait avoir fait l’objet de représailles de l’Ordre des psychologues qui l’aurait accusé de pratique illégale de la psychothérapie, parce qu’il écoutait un autre humain parler de sa souffrance dans une logique analytique. Ces témoignages entendus permettent d’illustrer comment cette dérive a transformé la dimension du soin en vaste marché professionnel où le moyen a préséance sur le résultat. Mais elle montre aussi comment nous avons été dépossédés de notre capacité de nous panser, de panser les autres – jusqu’à la terre que nous occupons.

[84] Sur la base de cette définition légale, la psychothérapie apparait comme une activité à « haut risque » au point que, faute d’avoir prouvé qu’ils avaient mis leurs connaissances à jour, des psychiatres et des médecins ont perdu le droit d’exercer la psychothérapie. Voir Marie-Claude Malboeuf, « Des psychiatres et médecins perdent le droit d’exercer la psychothérapie », La Presse, 21 février 2018, https://www.lapresse.ca/actualites/sante/201802/20/01-5154654-des-psychiatres-et-medecins-perdent-le-droit-dexercer-la-psychotherapie.php.

[85] Tobie Nathan & Jean-Luc Swertvaegher, Sortir d’une secte, Paris, Seuil, 2003, p. 57-58.