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Rubrique Billets. Petite réflexion sur le déconfinement comme phase d’un rite de passage, par David Brême, vol. 4

David Brême, docteur en sciences des religions, chercheur indépendant, rédacteur en chef de la Revue Ouvertures, responsable académique du Collaboratoire (coopérative de recherche en sciences sociales basée à Montréal) a au coeur de ses réflexions l’interculturalité et le vivre ensemble. Traducteur et écrivain, il travaille aussi à créer des ponts culturels des cultures de l’inde aux cultures francophones, de l’espagnol et de l’anglais au français, tant par ses traductions d’articles et d’œuvres littéraires que par ses propres créations.

Petite réflexion sur le déconfinement comme phase d’un rite de passage

Résident de Montréal en séjour familial en France, j’ai été surpris par le confinement dans le sud de la France le 17 mars ayant précédé celui au Québec et l’annulation de mon retour en avion le 8 avril qui s’ensuivit. Dans ce contexte, j’ai été heurté par le sentiment que l’impréparation politique de cette crise sanitaire a conduit en France au sacrifice d’une partie de la population de nos aînés en EHPAD (sorte de CHSLD privé) et de soignants envoyés prendre en charge les personnes atteintes de ce virus sans équipement adéquat. J’ai aussi constaté avec tristesse, y compris dans l’accompagnement à distance d’amis ayant eu le Covid et d’amis endeuillés, les ravages de la domination d’un discours scientiste dans sa prétention méthodologique à une forme de vérité, prétention universalisante exercée au détriment de la santé de tous et du droit des médecins d’exercer leur art avec discernement dans le respect de la liberté de conscience des patients. Je ne m’étendrai pas davantage sur les avanies d’un système sociétal qui préfère utiliser des idéologies soi-disant objectives marchandisant l’être humain ou le réduisant à sa dimension biologique dans un fantasme de maîtrise, voire de toute puissance, plutôt que de prendre acte de ce qui favorise sa vie sur la terre, car les sciences économiques et médicales ne sont pas mon domaine d’expertise. Par contre, je propose de réfléchir brièvement ci-après en termes anthropologiques inspirés de Van Gennep la crise que nous traversons, surtout afin de rappeler que les sciences ne se limitent pas à des disciplines ancrées dans la recherche quantitative, chiffrée, objectivante, lesquelles peuvent nous tuer par le manque de sens qu’elles offrent ou leur détournement à des fins politiques. Cette courte réflexion ne se veut toutefois pas un article scientifique, l’usage de Van Gennep étant lui-même assez décontextualisé de ses rigoureuses préoccupations ethnographiques, mais plutôt une sorte de lettre ouverte invitant à repenser notre société en s’éloignant des idéologies gestionnaires et utilitaristes qui l’ont déterminée à mort pour retrouver des priorités humaines à ce qui lui donne sens.

Définition des rites de passage

Un anthropologue du nom de Arnold Van Gennep a ainsi défini les rites de passage comme comportant une phase préliminaire où sont reconnus les individus du groupe concerné (nouveau-nés, adolescents, jeunes adultes, jeunes retraités, personnes en fin de vie, etc.), une phase liminaire d’épreuve et une phase postliminaire de reconnaissance et réintégration dans la communauté de l’individu ou du groupe d’individus en question. Pour résumer, ces rites de passage « se décomposent à l’analyse en Rites de séparation, Rites de marge et Rites d’agrégation ». Un article de la revue « TheConversation France»[1] tâchait de penser le temps du confinement comme phase liminaire étant donné la séparation des participants à celui-ci[2], tandis qu’une autre part de la société continuait et continue, assurant le maintien de ces derniers.

Le déconfinement, un rite de passage liminaire collectif ?

Toutefois, la phase liminaire implique une épreuve où le danger est présent et à surmonter. Or, en ce cas, ce sont les soignants, les caissières et tous ceux au contact physique de la population dans le cadre de leur métier qui vivaient l’épreuve de l’affrontement potentiel du virus, tandis que la population confinée a été préservée. Même si le confinement a été, il est vrai, une mise en danger de l’activité économique de beaucoup, il n’a pas été organisé pour cela, mais bien pour préserver d’un danger mortel supposé plus grand[3]. On peut au contraire penser ce confinement comme une phase préliminaire d’un vaste rite de passage collectif. D’ailleurs, lorsque Van Gennep évoque la séparation, c’est au rite préliminaire qu’il réfère :

Je propose en conséquence de nommer rites préliminaires les rites de séparation du monde antérieur, rites liminaires les rites exécutés pendant le stade de marge, et rites postliminaires les rites d’agrégation au monde nouveau.[4]

La phase liminaire de ce rite collectif en cours d’invention serait le déconfinement où, sous les apparences de nouvelles normes exigeantes ou impossibles à tenir, c’est bien la maladie et la mort qu’il s’agit d’affronter collectivement. Ainsi, le discours d’acquérir l’immunité collective, même s’il ne fait pas partie des discours officiels de la santé publique au vu des incertitudes du coronavirus n’offrant pas assez de garanties d’acquisition immunitaire, s’inscrirait dans la logique d’une épreuve à traverser et à dépasser.

Quel rite de passage postliminaire si nous pensons un après-Covid ?

Toutefois, quelle serait en ce cas la phase postliminaire de ce rite de passage si nous gardons ce schéma de Van Gennep au début pensé en fonction de sociétés très ritualisées ?

Elle serait la phase de réintégration au monde ordonné, sans danger, d’avant la pandémie et serait reconnue par des commémorations de ce temps funeste ou dangereux pour ceux qui auraient échappé à la maladie. Dans une certaine mesure, les soignants, les infirmières notamment, ayant survécu au Covid 19 dans les services dédiés au traitement des malades qui en sont atteints sans matériel adéquat de surcroît, si nous étions revenus à un temps sans pandémie active, seraient les héroïnes à célébrer et à reconnaître symboliquement par tous comme le fait partiellement déjà le rituel d’applaudir les soignants en Italie, en France, à Vancouver et ailleurs. Néanmoins, il y a aussi un malaise à applaudir cette épreuve qui n’a pas été voulue par les populations concernées, cette épreuve qui n’est pas finie et ne finit pas de commencer et de recommencer, le personnel soignant français ayant notamment fait grève en 2019 pour dénoncer l’incurie de la gestion gouvernementale des hôpitaux publics, comme ce panneau de manifestation prophétique l’annonçait le 17 décembre 2019 : « L’État compte ses sous, on va compter les morts »[5].

Il s’agit de reconnaître à ce point d’une part les limites de ce schéma anthropologique conçu pour représenter principalement des passages d’âges de l’existence dans des contextes ethnographiques bien documentés passés et d’autre part la volonté en partie illusoire de vouloir théoriser un événement en cours dont nous ne savons pas encore où il nous mène. Ce serait quitter la science et entrer dans le domaine de la foi que d’affirmer ce que sera le monde de demain, même si chacun est en droit, au titre de son opinion propre, de s’aventurer à discerner dans le présent des formes de pronostics, à défaut de tests adéquats pour faire des diagnostics. Ce besoin d’envisager le futur comme sortant de cette épreuve collective est bien compréhensible et les discours sur le vaccin ou le remède miracle visant à rassurer la population d’un retour à la normale aujourd’hui (mai 2020), demain pour certains médecins, dans six mois, un an ou deux des gouvernants le sont aussi. Mais force est de reconnaître que les gouvernants, représentant symboliquement la hiérarchie, la stabilité institutionnelle et ayant la responsabilité publique de la gestion de cette pandémie, sont eux-mêmes ignorants de l’issue de celle-ci et pour certains, dépassés par les événements.

Se libérer des rites connus

Nous allons vers l’inconnu.

Or, c’est peut-être justement cet inconnu qui est à accepter collectivement, avec la capacité conjointe d’en prendre le risque et d’assumer la pleine responsabilité de ses actes en se réinventant en distanciation. Cette fameuse « distanciation sociale », serait alors d’abord à prendre par rapport à nos modes sociétaux et institutionnels passés reléguant les personnes âgées à des maisons de retraite, la maladie et la mort au corps médical et la gestion de la cité aux hommes politiques dont le souci est principalement économique. L’économie est nécessaire, mais il appert soudainement que l’économie n’est pas viable sans santé, sans éducation, sans reconnaissance de la valeur de la vie humaine indépendamment de sa valeur économique. Si nous voulons une société unie, une « phase d’agrégation postliminaire », la fin du virus ne suffira pas, il faudra des fondements sociaux qui ne soient pas qu’un imaginaire partagé, mais une valorisation effective de tous ceux porteurs de ces valeurs sociales, ce qui est un choix public aussi bien que la responsabilité des personnes privées et des entreprises.

[1] Consulté le 6 mai 2020 sur https://theconversation.com/penser-lapres-le-confinement-un-rite-de-passage-135744?utm_medium=email&utm_campaign=La%20lettre%20du%20week-end%20de%20The%20Conversation%20France%20-%201603215363&utm_content=La%20lettre%20du%20week-end%20de%20The%20Conversation%20France%20-%201603215363+CID_90c868c50c83df835ec6a2b7b700688e&utm_source=campaign_monitor_fr&utm_term=Penser%20laprs%20%20Le%20confinement%20un%20rite%20de%20passage

[2] « La distanciation sociale et le confinement nous placent, vus sous l’angle des rites de passage, dans un état qui présente des caractéristiques de liminarité : séparation de notre communauté sociale, état transitoire de pertes de repères et d’anxiété, espace entre-deux qui conjugue des éléments inédits et familiers (c.-à-d., séparation de l’environnement habituel de travail/poursuite de l’activité professionnelle dans l’espace familier du “chez-soi”), remise en question de nos représentations, normes sociales et valeurs (recentrage sur les valeurs essentielles, notamment familiales) ». Idem.

[3] On peut bien sûr discuter de la pertinence de ces choix politiques et même de leur réel objectif, mais leur intention explicite demeurait bien la volonté affichée de freiner la pandémie.

[4] Van Gennep, Arnold. 1909. Les rites de passage. Récupéré de http://classiques.uqac.ca/classiques/gennep_arnold_van/rites_de_passage/rites_de_passage.html, p. 30

[5] Consulté le 6 mai 2020 sur https://www.actusoins.com/321572/mobilisation-du-17-decembre-les-soignants-dans-la-rue-pour-leurs-conditions-de-travail-et-leurs-retraites.html