CEINR

View Original

Le temps des incertitudes, par Abir Stambouli, vol. 4

Mme. Abir Stambouli, membre de l’AFPEC, psychologue clinicienne (principale), exerce dans le champ social  tunisien (secteur de protection de l’enfance) depuis 10 ans dans un établissement dépendant du Ministère des Affaires Sociales. Intervenante chargée de cours dans les deux départements de psychologie en Tunisie l’ISSHT / FSHST. Sujets de recherche : institution, passage à l’acte, processus de marginalisation, processus de subjectivation, médiations thérapeutiques, groupes et groupalité.

Télécharger ici l’article en PDF

Morosité du social et quête du collectif

Depuis l’avènement du Covid-19, les professionnels du soin crient, un peu partout dans le monde, leur désarroi ancien et enraciné, mais enveloppé dans le silence et la complicité collectifs. La baisse des budgets et des effectifs ne date pas de 2020. Et pourtant, une menace de mort réelle, commune et généralisée, permet le déploiement inédit d’une telle parole. Ce virus autorise d’accueillir des cris d’alarme et des appels à l’aide auprès d’un public large. Tout se joue dans une double quête : vivre et protéger la vie de l’autre. 

Personne ne sait plus exactement où on va. « Le jour le jour » devient autorisé. Les incertitudes visitent les esprits les plus carrés. La recherche scientifique mène un combat sous les projecteurs pour trouver le remède. Nous traversons un temps nouveau : le temps des incertitudes. Et pourtant, peu du temps avant, tout nous a été vendu dans un emballage certifié avec une grande promesse de bonheur et d’efficacité. Durant ce temps-là, que se passe-t-il dans un centre d’hébergement tunisien de mineurs à la marge de la capitale ? Ce billet est une tentative de tracer quelques portraits du quotidien, mais aussi une mise en question et une réflexion sur certains paradigmes d’intervention dans le champ de la protection de l’enfance.

Réorganiser un quotidien déjà précaire

Il s’agit d’une structure d’hébergement et d’assistance sociale pour des enfants placés par les juges de famille et les délégués à la protection de l’enfance. C’est un centre « pilote » en Tunisie datant de 2007 chargé d’offrir aux enfants accueillis une assistance médicale, éducative, sociale et psychologique et de veiller à leur intégration (familiale, scolaire, professionnelle). Les réalités du terrain et du réseau d’intervention ont fait qu’il se situe « en première ligne » comme il accueille tout enfant se trouvant à la rue, mais aussi comme « dernière ligne » car il est le lieu réservé à tous les enfants que les autres institutions ou les familles de substitution ne pourront plus accueillir pour des ruptures de contrats ou autres. Ce qui fait qu’au-delà des placements d’urgence et de situations de crise, c’est un lieu de vie pour d’autres enfants sans soutien familial qui y restent plusieurs années. Le commun entre ces enfants est souvent une histoire de vie jalonnée de difficultés et de traumatismes.

Le centre accueille des enfants de 6 à 18 ans, tous placés pour différents motifs de menace allant des négligences aux abus. Les intervenants assurent une continuité pluridisciplinaire hebdomadaire avec une baisse des heures de travail et des effectifs. Pour la première fois, la porte est fermée à clé. La rue qui fascine ces jeunes, la rue synonyme de liberté et de force, devient subitement interdite. Le centre n’est pas une maison et ne pourra jamais l’être. Il est même conçu architecturalement et imaginé comme un lieu de passage, mais la réalité a fait que c’est un lieu de vie pour certains. « Le dehors » pour ces jeunes, la rue, certains lieux de la ville, est leur vrai habitat. Le foyer, « le dedans » est souvent marqué dans leur histoire comme un lieu inhabitable, fui, attaqué, rejeté et détruit en permanence.

Une consigne de confinement stricte impose un renversement des règles de jeu improvisées par le rythme mouvant de l’adolescence. Comment accepter d’habiter un lieu alors que le signifiant « habiter » est en soi emblématique pour des enfants placés ? Comment éviter la moindre négligence hygiénique alors que le corps est sans cesse négligé ?

Comment se rendre compte du risque de contamination alors que le risque fascine ? Comment faire preuve de responsabilité alors qu’il s’agit d’un rapport d’autorité (la loi qui oblige) ? Comment faire accepter les limites et les barrières de contact et de mouvement, alors que chaque limite est d’habitude transgressée, chaque barrière est souvent une scène de corrida ?

Malgré la tension du confinement vécu comme un enfermement pour certains, libérer les enfants de l’école, de la formation et de la nécessité de faire « un projet de vie » a allégé considérablement l’ambiance. Le jeune n’est plus renvoyé à la position de performance ou d’échec, n’est plus comparé à ceux qui font (bien) des choses. C’est dans ce sens que ce virus prive de liberté, mais aussi libérateur d’une certaine pression sociale. Il a permis de restaurer à l’enfant sa place d’enfant, un enfant qui peut profiter de l’oisiveté, de l’ennui et du vide. Il peut faire l’éloge du sommeil, de l’absence d’un talent particulier. Vivre n’est-il pas en soi un talent ? 

Nous avons fixé quelques objectifs simples pour faire face à la crise : les tenir informés de la situation sanitaire, offrir un espace d’écoute en continu et à la demande quel que soit le référent présent, devenir acteur et responsable pour un collectif de pairs, gratifier les petits efforts et planifier des activités qui intéressent. La gestion reste difficile. Essayer d’abriter le vide et le plein de ce quotidien est l’enjeu de chaque jour.

Triomphe des interstitiels et de l’oralité

Dans les couloirs, enfants et adolescents parlent de leur peur de la contamination, mais aussi pour certains de leur désir de rattraper le virus et de régler des comptes avec certains ennemis (imaginaires ou réels). «Je l’achèterais si je pouvais », ainsi m’a dit S. au début de l’épidémie. « Pour en faire quoi ? » « Pour nous venger ! ». Les interstitiels triomphent surtout que certains bureaux ou salles d’activités ferment à clé. Les petits coins dans le jardin, les couloirs dans l’administration et le réfectoire deviennent les lieux propices de circulation des corps et des paroles. Le téléphone devient un objet précieux qui permet une certaine ouverture à l’extérieur et un maintien de liens. Les voix des proches peuplent l’absence et le manque.

Le téléphone devient un médiateur privilégié autour duquel les larmes, les rires et les associations découlent. Le suivi au quotidien se fait à côté de cet appareil téléphonique préalablement installé dans un bureau administratif des psychologues.

Depuis le confinement, beaucoup de choses se disent dans l’attente de la sonnerie ou après avoir raccroché. Un vécu d’abandon émerge pour certains « ils m’ont laissé périr ici », de soulagement pour d’autres, « enfin soulagés de leurs lourdes visites ».

Malgré la baisse significative des heures de travail, la charge mentale des soignants augmente. La peur aussi. Il semblerait que voir des adultes désemparés et humbles devant cet ennemi commun fait circuler quelque chose de rassurant pour ces jeunes : l’impuissance de l’homme devant le sort des choses.

Pour faire face à la baisse des effectifs et des moyens, il y a recours à l’autonomisation des jeunes et la responsabilisation par « éducateur pair ». En dehors des repas ramenés par une structure voisine, trois jeunes cuisinent parfois pour leurs pairs les plats demandés et sortent faire des courses dans le quartier en désinfectant les achats à leur retour. La répartition des tâches et des mesures d’hygiène est rigoureusement contrôlée par les intervenants. L’oralité triomphe, des plats caprices réclamés tous les jours et des chants tout au long de la journée. Comme me disait R. un matin « nous sommes devenus des Schtroumpfs qui chantent tout le temps ».

Toute la difficulté de ce quotidien est d’assurer la continuité du soin dans ces conditions difficiles tout en maintenant la réflexion sur ce qu’on fait et ce qu’on sent. Une réflexion qui devrait être partagée et soutenue par les intervenants et les usagers (enfants et familles).

Notons par exemple que les émergences de passage à l’acte angoissent particulièrement les intervenants. Quelle autre limite sommes-nous supposés affronter à l’épreuve du Covid-19 ? Référons-nous à quelques lectures pour faire le lien avec nos pratiques cliniques et institutionnelles et les enjeux narcissiques qui se tissent.

Travail de l’échec et de mort en institution

Entre A. qui a vidé l’extincteur pendant son isolation et a cassé la télé en jouant, le trio des enfants qui se sont amusés un dimanche à creuser un trou dans un mur et les crises de colère et bagarres, l’institution peine à garder « le calme » tout en sachant la difficulté d’accéder aux urgences ou d’appeler à l’aide en cas de besoin. Pour les quelques cas de grands fugueurs ou d’errance prolongée préalables au confinement, les mesures « forcées » de placement ont créé de fortes résistances et attaques au cadre. Ces expériences pourraient être vécues comme une dépersonnalisation menant à des agir extrêmes. Les nomades des lieux seraient-ils aussi les nomades de désir ? Même le désir d’aider peut les étouffer et les pousser aux frontières.

La clinique nous a appris qu’il faudra un long temps d’apprivoisement et de rencontre. Réduire ce processus à une urgence d’agir ne peut que brusquer sans contenir.

P. Roman (2014) constate l’importance des enjeux de parentalité dans les institutions en rappelant que c’est la séparation qui fonde leur existence. Il s’agit souvent d’adolescents qui mettent en difficulté les adultes et non d’adolescents difficiles. Pour l’auteur, la dimension de cristallisation de la violence dans les institutions a deux raisons : d’une part, la concentration des adolescents qui ont tous une histoire avec la violence, d’autre part, ces institutions portent en elles-mêmes quelque chose de l’ordre de la violence sociale. L’auteur ajoute à ces deux raisons, ce que Kaës nomme la tendance isomorphique des institutions. Il l’explique dans ce postulat de base : « l’institution se déploie, dans son organisation inconsciente (son “infrastructure imaginaire”) sur des modalités proches de celles des personnes accueillies » (p.58). Pour l’auteur, « Soigner les liens dans l’institution autorise un accueil bienveillant de la violence ». (p.59) Cette position nous rappelle fondamentalement ce que Oury (1970) a toujours soutenu et défendu : soigner l’hôpital pour pouvoir soigner les patients et la folie. Cet effort doit s’articuler pour l’auteur avec maints défis. Nous retenons la difficulté d’assumer de ne pas opposer une institution « toute bonne » à des adolescents « tout mauvais ».

Une logique de bouc émissaire (les mauvais et les responsables de la violence sont ces jeunes) forme dans ce sens un déni de violence. Il s’agit pour P. Roman d’assumer les failles, de les reconnaître et de les mettre au travail. Ces failles presque naturelles « témoignent de la manière dont chaque professionnel se trouve en mesure d’être touché, bousculé, dérangé, comme sujet, par la rencontre de l’adolescent. » (p.60).

Fustier (2008) analyse le modèle de l’institution qu’il nomme « du manque à combler ». Celle-ci vient répondre à des demandes et des besoins primaires et basiques comme la nourriture, l’hébergement, etc.  Elle se repose ainsi sur une demande d’amour qui fait appel à la dévotion maternelle. Cela fait appel, selon l’auteur, à la reviviscence d’une dyade mère-enfant, et ainsi à la résurgence du narcissisme des origines. Le soignant, qui devra se détacher de l’illusion de sauveteur, vivra un échec narcissique inévitable. Le travail de l’échec est primordial dans ce sens. L’auteur avance l’hypothèse d’un nécessaire travail du deuil de l’échec pour pouvoir réussir une prise en charge. Il emprunte la métaphore du « corridor » pour désigner « ces espaces temps ambigus » qui permettent le déploiement des échanges décrits comme complexes et permettant la construction de la faille du lien social. Ce passage nécessite la prise de conscience de plusieurs réalités comme le cadre, les conflits, les alliances, les croyances, etc.

E. Enriquez (1987) aborde la question de l’imminente émergence dans les institutions de ce qui a été à leur origine et contre quoi elles lutent : la violence fondatrice. Une nécessité de réflexion sur le travail de la mort est soulevée. Dans ce cadre, sous savons que les institutions sociales sont censées répondre à une logique de soin et d’intégration et non de productivité et de concurrence. Rejeter au lieu d’accueillir, exclure au lieu d’intégrer, violenter au lieu de protéger fait appel à une mort symbolique. Dans son analyse des liens entre profession et dettes, R. Ben Rejeb (2007) établit un lien d’origine entre la compulsion à soigner et la pulsion de vie. Soigner l’autre c’est se soigner soi-même. S’occuper des autres, comme le postule l’auteur en citant plusieurs travaux, serait une forme de lutte contre la mort et une forme de règlement de dettes. En poursuivant cette logique et en faisant appel au titre de l’ouvrage sous sa direction « La dette à l’origine du symptôme » (2007) nous pouvons imaginer tous les symptômes de l’institution face à cette dette non réglée, trahie parfois et occultée.

Nous nous référons à deux exemples de symptômes institutionnels. L’institution a traversé une opération « dégage » pendant les évènements politiques et les soulèvements sociaux qu’a traversés la Tunisie en 2011. Une mise à l’écart de deux cadres supérieurs a eu lieu dans un contexte « révolutionnaire » et un climat d’instabilité générale dans le pays. Un agir qui a bouleversé la vie institutionnelle durant des mois. Plus récemment, ces dernières années, nous pouvons aussi constater l’augmentation du nombre des congés de longue durée et un désir grandissant de départ chez beaucoup d’intervenants. 

Pour Fornari (1987), les institutions sociales fonctionnent comme des défenses contre des angoisses de base persécutrices et dépressives. Elles fonctionnent comme un Moi. Fustier (1987) déduit l’existence d’une infrastructure imaginaire de ces institutions. Il dégage trois organisateurs principaux : l’imago maternelle archaïque, les fantasmes originaires fréquemment combinés à la séduction et à la scène primitive. Ces mêmes fantasmes organisateurs deviennent désorganisateurs lorsque se produisent des passages à l’acte dans le réel, ce qui est fortement attendu et prévisible, d’où l’importance de pouvoir élaborer et réfléchir ces fantasmes et les défenses mises en place.

Concluons que ce travail d’échec et de mort est un travail de tous les jours dans la protection de l’enfance. Certes, il est entravé par les angoisses ravivées par cette pandémie, ce qui nécessiterait une plus grande vigilance, une création d’espace d’échange et d’écoute entre professionnels et une prise en considération des limites des uns et des autres. Pouvoir se relayer et considérer les situations particulières et à risque (familiales, de santé, etc.) des intervenants est nécessaire. Toutefois, l’absence des espaces de supervision et d’analyse des pratiques ne fait qu’enfoncer les intervenants dans l’épuisement, la colère et la peur. Nier ces vécus peut mener à des moments d’effondrement institutionnel. Notons que même en absence de cadre de supervision et d’analyse, certains « vécus » trouveraient le moyen de circuler dans d’autres espaces. Les fonctions phoriques portées par les uns et les autres soutiendraient le fonctionnement institutionnel.

Mais à quel prix ce bricolage pourra-t-il tenir et jusqu’à quand ? Le terrain social semblerait résistant et hostile aux changements, car faits d’une forte hiérarchie, d’une incarnation intransigeante des rôles et des statuts et d’une colossale logique managériale. Ces facteurs et bien d’autres d’ordre culturel et économique s’opposent à tout souhait de voir la psychothérapie institutionnelle sauver ce qui reste du soin et des institutions. Dans ce climat, un autre dilemme se pose à nous : la barrière des 18 ans.

L’injustice sociale sous le projecteur du Covid : 18 ans et après ?

Le départ de certains enfants sans soutien familial qui deviennent adultes aux yeux de la loi à peine 18 ans, livrés à eux même sans aucun dispositif (inexistence de contrat de jeune majeur), sans protection de loi ni couverture sociale, hante notre intervention. Une partie de ces jeunes serait certainement parmi les gens qui se trouvent les plus désarmés actuellement face à cette pandémie : emplois et logements précaires, absence de soutien familial et de couverture sociale, stigmatisation, manque d’accès aux services sociaux et de soin.                  Le traumatisme de devoir quitter l’institution en pleine pandémie marque les enfants, mais aussi l’histoire de l’institution, quelles que soient les solutions mises en place.

Une affiche vue dans le métro parisien lors d’un voyage personnel quelques semaines auparavant, rappelle qu’il faudra plusieurs générations pour rompre le cercle de la pauvreté. Des questions s’imposent à nous au-delà des réalités cliniques rencontrées. Pourquoi la protection de l’enfance n’a jamais été outillée, en termes de lois, de budgets, de dispositifs, de paradigmes d’intervention, pour assurer ses missions ? Pourquoi est-elle restée otage des politiques des classes dominantes ? Pourquoi est-elle condamnée à sa position de cache-misère ? Quelle logique de classes fait-elle que les aidés et les aidants seront presque toujours les mêmes et que, d’une rive à l’autre, peu traversent ?

Certains arrivent par filer entre les dents de cette machine bruyante et tracer leurs chemins, parfois brillamment, d’autres glissent et tombent. La maladie psychique, les réseaux d’exploitation et l’isolement renforcent ces chutes. Crier que le capitalisme fait obéir le soin aux lois de marchés ne choque pas ou peu. Cette obéissance est sous-tendue par des valeurs dominantes du mérite, de la responsabilité individuelle, de la performance, de la réussite, etc. 

Durant des années d’exercice dans ce secteur amputé  de moyens et d’une idéologie réelle de soin, nous avons souvent rencontré des gens qui crient à la désinstitutionnalisation, mais rarement des gens qui veulent soigner  et humaniser  l’institution ou multiplier les dispositifs d’intervention. L’inclusion devient parfois une sorte de piège  qui sert à déguiser un réel penchant de rendre ces jeunes encore plus invisibles, de les faire dissoudre dans la foulée des villes, tout comme les personnes sans domicile fixe ou autres. Quand nous pointons l’extrême difficulté de leur intégration dans différents moments de leurs parcours : famille large ou de substitution, voisinage, écoles, clubs, ateliers de formation, le débat se ferme.

Questionner les valeurs réelles d’hospitalité et d’accueil de l’autre au sein d’une société fait mal. Dans une société méditerranéenne, il fut presque tabou. Ceci nous ramène à examiner et questionner certains mots ou paradigmes de notre intervention.

Les mots bling-bling                                                                    

Certains mots scintillent, font rêver, enlèvent le malaise, caressent les postures rassurées. Quand ils se traduisent en indicateurs de réussite et de chiffres, ils permettent à certains de rester à l’abri de la violence : le quotidien fait de jets de cailloux réels et symboliques par les bandes de gamins. Certains mots sont les seuls tolérés dans les discussions des cercles officiels. Certes ces mots sont importants, étayants et pluridisciplinaires, mais ils ne peuvent en aucun cas faire l’économie d’autres qu’on supporte mal comme le lien, la quête, la réalité psychique, le processus de reconstruction, l’inconscient, le droit à l’effondrement, l’exclusion, etc.

Certains mots deviennent des mots bling-bling comme le projet de vie, l’intégration, la désinstitutionnalisation et l’inclusion. Pourtant, ils perdent toute leur importance une fois devenus dogmatiques et aliénants. Nous chuchotons parfois dans l’espoir de ramener l’interlocuteur à sa propre adolescence « oui, c’est très important un projet de vie, mais qui pourra en avoir vraiment un à 17 ans ?! ». Le projet de vie est un support important de lien et d’identité, mais il est un médiateur à visiter et à reconstruire mille fois. Pour qu’il soit capable de survivre aux ruptures, aux nombreuses attaques au cadre et à l’épuisement des intervenants et associés d’un projet professionnel ou scolaire, serait-il important de rappeler et se rappeler sans cesse l’essence d’un projet de vie, sa malléabilité et son ouverture à l’infini à de nouveaux départs et à tout signe de vie et tout désir d’échange  et de lien ?

« L’intégration familiale, oui c’est le but, nous n’avons pas voulu non plus qu’il/elle passe toutes ces années ici, mais vous savez la famille n’est pas moins “incestuelle” et puis pas de famille d’accueil pour des adolescents »

Seuls les chiffres d’intégration familiale intéressent (peu importe la famille), seuls les projets de vie  ou les projets individualisés  accomplis rassurent (peu importe la passion qui anime le jeune). Combien faut-il attendre encore pour offrir une meilleure écoute à ce qui se joue en dehors de ces filtres ?

Il semble que travailler dans le social de nos jours ne peut se faire que dans un climat de morosité. Nous y entamons parfois nos journées avec un ventre serré et un cœur délabré. L’invisibilité qui touche nos usagers se glisse sur nous. À force de s’indigner sans changer les choses, à force de voir la dégradation de nos conditions de travail et d’accueil, nous perdons la voie et la voix. La quête du collectif restera notre seul chemin.

Que reste-t-il à penser et faire ?

Commençons peut-être par dire que bien avant la pandémie, nous étions enfermés dans des systèmes cloisonnés qui tournent parfois à vide. N’est-il pas le temps des passions tristes, comme l’a nommé F. Dubet (2019) ? Le collectif et l’institutionnel ne font plus rêver. Mais malgré toutes ces barrières, nous avons mené cette expérience clinique et humaine à la rencontre de ces jeunes.

O. Douville (2014), dans une conférence intitulée « L’aventure de la rencontre avec les enfants en mal de séparation », aborde ces enjeux de la rencontre et de l’aventure. Il nous ramène à une forme de séparation plus précoce et structurelle dans l’histoire de ces jeunes, la séparation du sevrage et tout ce qui se joue dans cette coupure entre le corps de l’enfant et de sa mère. Il nous éclaire sur le fait que l’oralité dont on a parlé au début du texte est plus que nourrir, c’est se nourrir de l’autre, sa présence et son appel à accrocher notre appétit de vie ou de survie. C’est ce qu’on apprend de l’excellente démonstration que l’auteur nous fait à partir d’une vignette clinique d’« un jeune qui réapprend à manger » socialement.

P. Modiano (2005), dans son livre « Un pedigree », nous parle des « enfants mal aimés » et « perdus », de « cette impression de ne pas vivre sa vraie vie », « d’être clandestin », « une vie en fraude » dit-il. Il lui a fallu rédiger ce livre dans un style particulier et poignant pour pouvoir enfin « vivre sa vraie vie ». Toutes les années d’avant se résument ainsi : être malmené d’un lieu à un autre par des parents qui cherchent à chaque fois à s’en débarrasser, sans habiter réellement le désir de ses parents, ou habiter ces pensionnats et ces maisons qui défilent, tout comme les évènements, comme les personnages, comme sa vie. Et si c’était ainsi parfois l’histoire des lieux pour des jeunes à qui on demande de se confiner ? Une quête de subjectivation perdue.  

Le confinement ouvre aussi à d’autres découvertes. J, un jeune de 16 ans, qui parle rarement, et s’il parle c’est pour des demandes factuelles durant deux ans de placement et de suivi.          J. vient un matin et me raconte ses souvenirs lointains dans un service psychiatrique.

Ses longues nuits d’insomnie, ses cauchemars, son corps mou, tordu et lourd et sa colère bleue envers sa mère et les soignants. Il me dit : « quand une dame comme toi venait me voir le matin, je faisais semblant que tout allait bien, j’arrache des mots, juste pour sortir au jardin ». Jamais J. n’a parlé autant, avec autant d’intimité. Il était presque un « jeune suspendu » sans souvenirs ni mémoire. Mais ce matin, un récit émerge avec des détails surprenants. Un enfermement rappelle un autre, symbolique ou réel, un confinement rappelle un autre. Au-delà des lieux dans le sens géographique, l’être humain est confiné ou enfermé dans une certaine parole de l’autre, une dette à régler, une mission à accomplir. Le vide est peuplé de nos angoisses et de nos expériences antécédentes de « solitude » ou de « cachette ».            

Mais quelle humanité et quelle normalité avons-nous pu supporter jusque-là pour qu’un virus hostile et mortel nous ramène à toutes ces rencontres ? L’image des schtroumpfs invoquée par un enfant de 10 ans me semble inspirante : tous petits face au monde et au danger, chacun fait ce qu’il peut avec ce qu’il est (le paresseux, le costaud, le farceur, le cuisinier, etc.), personne ne peut s’en sortir seul, tout peut s’accomplir dans un collectif. R. avait raison. S’agit-il d’essayer de faire ensemble tout en supportant nos différences, mais aussi la solitude comme condition humaine ultime ? Ne rien toucher est la recommandation pour ne pas attraper le virus. Oury disait « être au plus proche, ce n’est pas toucher, la plus grande proximité est d’assumer le lointain de l’autre ». Serons-nous capables de l’assumer ?

Bibliographie

Ben Rejeb, R. (2007). Au commencement était la dette. In Ben Rejeb, R. (Dir.) La dette à l’origine du symptôme. Paris, L’Harmattan, pp.45-94.

Douville, O. (2014). L’aventure de la rencontre avec des jeunes en mal de séparation. Conférence à l’Association Jeny Aubry, juin 2014. Consultée sur net le 1er avril 2020. https://olivierdouville.blogspot.com/2015/04/o-douville-laventure-de-la-rencontre.html

Dubet, F. (2019). Le temps des passions tristes. Inégalités et populisme. Paris, Seuil.

Enriquez, E. (1987). Le travail de la mort dans les institutions. In Kaës R. (Dir.) L’institution et les institutions. Paris, Dunod, 2012, pp.62-94.

Fornari, F. (1987). Pour une psychanalyse des institutions. In Kaës R. (Dir.) L’institution et les institutions. Paris, Dunod, 2012, pp.95-130.

Fustier, P. (1987). L’infrastructure imaginaire des institutions. A propos de l’enfance inadaptée. In Kaës R. (Dir.) L’institution et les institutions. Paris, Dunod, pp.131.156.

Fustier, P. (2008). Les corridors du quotidien. Clinique du quotidien et éducation spécialisée en institution. Paris, Dunod.

Modiano, P. (2005). Un pedigree. Editions Gallimard

Oury, J. (1970). La psychothérapie institutionnelle. De Saint-Alban à la Borde. Paris, Éditions d’une, 2016.

Roussillon, R. (1987). Espaces et pratiques institutionnelles. Le débarras et l’interstice. In R. Kaës (Dir) L’institution et les institutions. Paris, Dunod, 2012, pp.157-178

Roman, P. (2014). L’institution et la violence. Les professionnels du soin à l’épreuve des liens. Paris, Elsevier Masson.