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Pandémie : l’enfermement des personnes âgées, par Jean-François Mayer, vol. 4

Jean-François Mayer – février 2021

Directeur de l’Institut Religioscope issu du site web Religioscope (www.religion.info), qu’il a créé en 2002 en Suisse. L’Institut Religioscope mène des recherches sur les facteurs religieux dans le monde contemporain. Il est également éditeur d’une lettre d’information en anglais sur abonnement, Religion Watch (www.religionwatch.com), qui existe depuis plus de 20 ans et que l’Institut Religioscope a reprise en 2008. Chercheur indépendant, Jean-François Mayer est également consultant sur les affaires internationales et stratégiques, en particulier les développements dans les domaines sociaux, politiques et religieux.

Pour citer l’article : Jean-François Mayer, « Pandémie : l’enfermement des personnes âgées», Revue Ouvertures vol 4, Temps et passages, p. 95 - 116.

Note de la rédaction : cet article a été publié initialement le 29 novembre 2020 sur le site orbis.info avec des illustrations. Nous remercions l’auteur de son aimable autorisation à reproduire son article et les photos qui l’illustrent dans le PDF ci-joint ainsi que de son post-scriptum inédit actualisant l’article en ce mois de février 2021.

Incipit :

Alors que les pays européens subissent la seconde vague de la pandémie de Covid19, le sort des personnes âgées se pose à nouveau. En particulier pour celles d’entre elles qui résident dans des établissements destinés à les accueillir, les préoccupations sanitaires liées à leur vulnérabilité entraînent de fortes restrictions. Même si elles découlent de louables intentions, la justification légale et morale des contraintes imposées à ce groupe de la population ainsi que leur proportionnalité par rapport aux autres conséquences qu’elles entraînent méritent d’être discutées.

Mots clés : Personnes âgées, Covid-19, Hébergement de longue durée pour personnes âgées, éthique des soins de longue durée, accompagnement des familles, vulnérabilité, Suisse

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Alors que les pays européens subissent la seconde vague de la pandémie de Covid-19, le sort des personnes âgées se pose à nouveau. En particulier pour celles d’entre elles qui résident dans des établissements destinés à les accueillir, les préoccupations sanitaires liées à leur vulnérabilité entraînent de fortes restrictions. Même si elles découlent de louables intentions, la justification légale et morale des contraintes imposées à ce groupe de la population ainsi que leur proportionnalité par rapport aux autres conséquences qu’elles entraînent méritent d’être discutées. En outre, la prise de contrôle sur une catégorie de la population s’accompagne d’une forte intrusion dans les relations entre les personnes concernées et leurs familles.

Je ne m’intéresse pas seulement à ce sujet parce qu’il relève de l’intérêt public. Je suis directement concerné : il y a un peu plus d’un an, ma mère (92 ans) a décidé d’élire résidence dans un EMS (établissement médico-social, c’est-à-dire l’équivalent de ce que nos voisins français appellent des EHPAD, établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes). Je précise d’emblée que ma mère a conservé son énergie et gardé le moral tant pendant la première que pendant la seconde vague : mon souci pour elle est d’abord né des conséquences physiques de ces limitations, tandis que d’autres aspects passeront au premier plan pour d’autres résidents. Je serai amené à faire des allusions à des expériences personnelles, mais mon propos n’est pas de me limiter à une situation individuelle.

Ce texte s’intéresse uniquement à la situation des personnes âgées vivant dans des établissements. La pandémie a aussi entraîné des conséquences pour des personnes d’âge avancé vivant dans des logements individuels, mais cette question ne sera pas abordée dans ce texte.

Je m’exprimerai ici à partir de la situation telle qu’elle se présente en ce moment dans le canton de Fribourg, avec quelques allusions à des régions voisines. La situation n’est pas identique dans tous les cantons ni dans tous les pays européens. Certaines modalités et pratiques diffèrent. Cependant, de façon plus ou moins accentuée selon les régions, les questions soulevées sont similaires. Chacun pourra ensuite adapter son évaluation en fonction de situations concrètes.

La situation évolue, de même que la gestion de la pandémie en général par les autorités. D’une semaine à l’autre, certaines mesures changent ou sont adaptées. Quand j’ai commencé à jeter sur le papier les réflexions dont ce texte est le fruit, mes observations étaient beaucoup plus vives et émotionnelles (raison pour laquelle j’ai préféré ne pas le terminer trop vite), car les mesures prises étaient à leur paroxysme. Ces derniers jours, quelques assouplissements sont heureusement intervenus, comme j’aurai l’occasion d’en faire état.

En préambule : le contexte de la seconde vague

Avant d’en venir au cœur du sujet, je souligne que je suis convaincu du caractère sérieux de la pandémie. Si je ne l’ai subie moi-même que sous une forme bénigne au mois de mars 2020 (avec une perte d’odorat consécutive durant près de trois mois), je connais des personnes de ma génération qui ont été frappées de façon dure. J’ai aussi entendu les récits de personnes dont les parents ont perdu la vie en raison de cette pandémie. Les questions critiques que je soulève ne sont pas le fruit d’un coronascepticisme de principe ou d’une sous-évaluation de la crise que nous traversons. Admettre la réalité de la pandémie ne saurait cependant interdire de s’interroger sur les conséquences sociales de cette situation extraordinaire.

Je tiens aussi à écrire que j’apprécie l’humanité, l’engagement et le dévouement du personnel travaillant dans des établissements pour personnes âgées. La plupart d’entre eux se dévouent avec gentillesse tout au long de l’année et font maintenant tout, dans des circonstances difficiles et avec des effectifs souvent réduits, pour appliquer les consignes en vigueur en rendant aussi supportable que possible la vie des résidents. Les membres du personnel consentent des efforts considérables pour distraire les pensionnaires et les entourer. Mes observations ne portent pas sur le personnel des EMS, mais sur les décisions prises par les autorités politiques et responsables de la santé, que les établissements sont ensuite tenus de mettre en application, même s’ils tentent de préserver une marge de manœuvre. D’ailleurs, comme on le verra, plusieurs de mes remarques se retrouvent émises aussi par des cercles professionnels travaillant dans les soins aux personnes âgées.

Lors de la première vague du printemps, ma réaction avait été d’accorder une pleine confiance aux autorités. Nous nous trouvions confrontés à des circonstances imprévisibles, même si l’on savait probable l’apparition de pandémies. Tout le monde naviguait alors à vue, sans savoir sur quoi les événements déboucheraient. Et je suis toujours réticent face aux propos de comptoir, du style « il faudrait… » ou « ils devraient… », étant conscient de toute la difficulté que présente la gestion d’une crise.

Aujourd’hui, je suis plus critique, car j’ai le sentiment que certaines leçons n’ont qu’imparfaitement été tirées, notamment en ce qui concerne les personnes résidant dans des institutions. Depuis le printemps, nous savions qu’une seconde vague surviendrait, sans en connaître l’intensité ou le calendrier. Nous avons aussi pu tous lire les récits de situations extrêmes vécues dans certains pays et dans certains lieux d’accueil pour les personnes âgées (entre autres situations dramatiques survenues durant cette période) : il semblait y avoir un consensus assez large pour souhaiter d’éviter de répéter des mesures entraînant l’isolement.

J’étais certain que l’une des principales tâches accomplies par les autorités, les services de santé et les directions d’EMS dès la fin du semi-confinement aurait été de tirer les leçons de cette crise pour éviter la répétition de situations parfois inévitables lors de la première vague. S’il y a certes eu des différences et des adaptations reconnues comme indispensables, j’ai l’impression qu’il reste encore des efforts à faire.

Il n’a pas été facile de me décider à publier un tel texte. Nous ne sommes pas encore arrivés au bout des turbulences créées par la pandémie dans tous les secteurs de l’existence, ce qui expose au risque de voir certaines approches contredites par des développements ultérieurs. Et quand j’aborde ce thème, j’observe tant des témoignages de soutien que des réactions de reproche implicite, suggérant que toute mise en cause de certaines mesures revient à mettre en péril la santé des personnes vulnérables. Ce n’est évidemment pas le sens de ma démarche, surtout en ayant dans mon entourage nombre de personnes « à risque ».

Je ne prétends pas qu’il n’y a qu’une seule bonne réponse ni que je la détiendrais. Mon propos représente un point de vue : celui d’une personne dont un parent réside dans un EMS. Sur de tels sujets, la position de chacun entraîne des différences de perspectives et de priorités. Mais la perception des familles de personnes concernées est aussi importante et aussi légitime que celle des responsables politiques ou de spécialistes de la santé. L’expérience m’a en outre appris que, dans le secteur de la santé en général, la présence active de proches qui prennent à cœur les intérêts de patients ou résidents se révèle souvent cruciale.

Je précise que ce texte reprend quelques éléments d’une longue lettre que j’ai adressée le 5 novembre 2020 au médecin cantonal. Cette lettre n’a pas reçu de réponse à ce jour, à part un accusé de réception m’indiquant qu’elle était transmise aux interlocuteurs compétents. Si je finis par recevoir une réponse et que certains de ses éléments m’amènent à modifier ou nuancer certains propos de ce texte, je ne manquerai pas de partager ces informations complémentaires.

Des règles uniformes et rigides : les conséquences collatérales des mesures prises pour la protection des personnes âgées

Il y a quelques mois, un faire-part de décès dans un journal quotidien m’a bouleversé par cette laconique précision sous le nom du défunt : « mort de tristesse et du Covid ». On ne meurt pas seulement de la pandémie, on ne souffre pas seulement du virus, mais aussi de tout le contexte qu’il crée – et parfois même de mesures pensées pour protéger les personnes âgées, qui ne restent pas sans conséquences collatérales. Nombreux ont été, durant la première vague, les exemples déchirants et les commentaires qui ont souligné la gravité des mesures prises pour l’état psychologique et physique de résidents d’établissements pour personnes âgées, avec l’isolement et la considérable réduction de la vie sociale causés par ces mesures. Avec la montée de la deuxième vague de la pandémie, certaines leçons ont d’ailleurs heureusement été tirées.

Dans le cas concret de l’EMS dans lequel réside ma mère, après la découverte de plusieurs cas dans la seconde quinzaine d’octobre, les visites furent d’abord supprimées et les résidents confinés dans leurs chambres. Dans un premier temps, tout le monde pouvait le comprendre : face à un foyer épidémique, un strict confinement temporaire était inévitable. Cependant, il s’est poursuivi également pour les résidents testés négatifs. En outre, le Conseil d’État (c’est-à-dire notre gouvernement cantonal) a pris la décision d’interdire complètement les visites dans les EMS, non sans provoquer une fronde de la part des professionnels et organisations de la santé, qui adressèrent au gouvernement cantonal, le 5 novembre 2020 (je l’ignorais en envoyant le même jour un courrier au médecin cantonal), une lettre exprimant leur surprise face à la fermeture complète des institutions concernées et demandant une réouverture aux visites, sous une forme limitée et encadrée. Je ne saurais mieux faire que de citer quelques extraits de ce texte, qui convergent avec mes objections et proviennent de professionnels travaillant sur ce terrain :

Le confinement total du printemps dernier a été très mal vécu par les résidents et par leurs proches ; les effets secondaires de telles mesures de fermeture dans les lieux de vie sont catastrophiques sur les résidents/patients ; elles ne tiennent pas compte de leur autonomie, de leur liberté et de leur qualité de vie, tout en ne respectant pas le principe de la proportionnalité. D’ailleurs, les partenaires, unanimement, avaient décidé de ne plus revenir à une fermeture complète des institutions, mais à des visites contrôlées, progressives en fonction des réalités des institutions et de l’état d’avancement de la pandémie. Ces nuances permettaient de prendre en compte les situations de vie complexes (pas seulement les fins de vie), de mettre en valeur la participation des proches et de continuer de donner de l’espoir aux résidents qui habitent dans les institutions.

Dans un premier, le Conseil d’État n’apporta qu’une très petite ouverture à ces demandes, comme le montre l’article 4 de l’Ordonnance relative aux mesures cantonales pour freiner la propagation du coronavirus du 10 novembre 2020 :

Dans les établissements de soins, notamment les hôpitaux et les établissements médico-sociaux, les visites sont interdites. Demeurent réservées les situations particulières, notamment les accouchements ou les fins de vie et situations de détresse.

Cela laissait une petite marge de manœuvre aux directions d’établissement pour évaluer ce que représente une « situation de détresse », mais le principe de base restait la fermeture aux visites, comme cela s’était déjà passé au printemps. (J’ai reçu de tristes échos d’autres cantons, où même des gens qui auraient grand besoin de voir leurs proches, par exemple après un deuil, mais n’en ont pas la possibilité.

Le 24 novembre 2020, nouveau pas vers un peu d’ouverture : le Conseil d’État a édicté des modifications (Ordonnance modifiant les mesures pour freiner la propagation du coronavirus et prolongeant l’état de situation extraordinaire). Le nouvel article 4 contient maintenant les dispositions suivantes :

Les visites dans les établissements de soins sont strictement limitées et encadrées. […] Les autres établissements, et notamment les établissements médico-sociaux, se conforment aux directives du médecin cantonal. En présence de deux résidents ou résidentes testés positifs, les établissements médico-sociaux peuvent, sur avis du médecin cantonal, être interdits aux visites.

Ce qui m’a gêné dans tout cela n’est pas l’instauration de mesures de protection ou des fermetures temporaires face à une multiplication de cas de personnes atteintes, mais le caractère uniforme des mesures prises, ne laissant guère de liberté d’évaluation et d’aménagement aux EMS. De façon plus générale, dans d’autres domaines touchés par les conséquences de la pandémie, j’entends d’autres voix s’exprimer de façon critique sur la nature trop uniforme de mesures.

Pour rester concret, je constate que certains résidents d’EMS maîtrisent déjà assez bien les moyens de communication modernes pour pouvoir remplacer pendant quelque temps les visites par différents moyens de communication, même si ce n’est jamais la même chose et s’ils attendent tous avec impatience la reprise du cours normal des visites. Pour d’autres résidents, en revanche, les visites physiques de proches sont indispensables pour leur permettre de conserver le moral et le goût de vivre : il est cruel de les en priver.

Pour d’autres résidents encore, il y aura d’autres choses au moins aussi importantes que les visites. Dans un canton voisin, par exemple, j’ai reçu au mois d’octobre le témoignage d’un diacre qui avait pris rendez-vous pour apporter la communion à une résidente d’EMS dans sa chambre, comme il le fait régulièrement. La visite avait été autorisée le samedi soir – mais quand le diacre se présenta le dimanche matin, l’entrée lui fut interdite, car l’EMS avait soudain fermé ses portes et cloîtré les résidents dans leurs chambres. Apparemment, dans cet EMS, le souci de préserver la santé physique des patients ignore les autres dimensions de leur existence, dont les besoins spirituels, peut-être plus cruciaux encore pour certains résidents dans cette période de leur vie (heureusement, d’autres établissements beaucoup plus ouverts au soutien spirituel apporté aux résidents).

Pour prendre l’exemple de ma mère, ce qui me troubla le plus ne fut pas tant l’interdiction des visites que la restriction drastique de la liberté de mouvement. Pendant une période initiale, à la fin du mois d’octobre, les résidents n’eurent plus la permission de quitter leur chambre. Ensuite, ma mère fut autorisée à déambuler sur quelques mètres de couloir, sous la surveillance d’un membre du personnel. Quand j’écrivis ma lettre du 5 novembre au médecin cantonal, c’était encore la situation qui prévalait, et ma lettre s’en prenait donc à l’interdiction des promenades en plein air et au confinement en chambre au-delà de quelques jours. J’écrivais :

Un prisonnier a droit à une heure de promenade par jour, faute de quoi il peut traîner la direction de la prison devant la justice et obtenir gain de cause. Malheureusement, le droit reconnu à des délinquants ne semble pas accordé à des membres méritants et honorables de notre société, punis parce qu’ils sont vieux (sous prétexte de les protéger, bien sûr) et privés de ce qui apporte un peu de soleil dans leur vie. […] Ils […] sont certes bien soignés […] : mais une prison dorée reste une prison.

Je continuais en soulignant que ma mère, malgré des pertes d’équilibre et une diminution de mobilité liée à son âge, conserve son dynamisme et jouit de toutes ses facultés cognitives et s’efforce vaillamment de maintenir ses capacités de mouvement :

Avec beaucoup de ténacité, même s’il pleut ou s’il neige, derrière son déambulateur, elle va marcher chaque jour dans les environs, consciente que cet effort est la condition pour maintenir une part de mobilité aussi longtemps que possible. Je l’accompagne au moins une fois par semaine […]. Le mercredi 21 octobre, date de notre dernière promenade, [elle] ne s’est pas assise une seule fois [et] la promenade a duré près de 90 minutes.

Et voilà que, sans être atteinte par le virus, elle se retrouvait confinée dans sa chambre, puis limitée à quelques mètres de couloir sous surveillance ! Je me suis permis de rendre le médecin cantonal attentif un article collectif publié dans le numéro du 1er juillet 2020 du Bulletin des Médecins suisses, intitulé sur la protection et qualité de vie des personnes vivant en EMS. Cet article proposait quelques leçons de la première vague pour ne pas répéter les erreurs commises. Le groupe d’éthiciens qui avait rédigé cet article y déclarait notamment :

Dans l’optique d’une nouvelle vague de pandémie, les institutions, les organisations et les autorités sanitaires devraient prévoir des mesures permettant de garantir les droits des résidentes et résidents ci-après :

a. l’accès des représentantes et représentants légaux, des curatrices et curateurs, et des personnes proches

[…] c. le droit à la lumière du jour, à l’exercice, à l’air frais et à l’attention sociale [mis en évidence par mes soins]

e. l’implication des proches et des représentantes et représentants légaux en cas de mesures inévitables de restriction de la liberté dans le respect des dispositions légales.

Les situations observées se sont révélées quelque peu différentes de l’idéal proposé par cet article – et les directions d’établissement n’auraient pu les mettre en œuvre de leur propre initiative, car tenues de se conformer aux directives imposées à l’échelle cantonale.

Sur la question spécifique de la liberté du mouvement, pour en rester à l’aspect strictement physique, nous savons que des personnes âgées perdent rapidement leur masse musculaire et que celle-ci se reconstitue difficilement. Il ne s’agit donc pas simplement de mesures moralement douloureuses ou ennuyeuses pour les résidents ou leurs familles, mais bien de contraintes graves, susceptibles de provoquer des conséquences irréversibles. J’ai d’ailleurs eu l’occasion de le constater au printemps : les mesures avaient alors été moins sévères, mais les promenades fortement limitées en temps et en distance, toujours avec accompagnement de personnel, sans autorisation aux membres des familles de s’en charger ; ma mère, comme d’autres résidents d’EMS, avait vu sa stabilité et sa mobilité diminuer durant cette période printanière.

Promenade estivale d’une résidente d’EMS (© 2020 Jean-François Mayer).

Après ma lettre du 5 novembre (sana relation de cause à effet), un élargissement des conditions fut introduit : toujours avec un accompagnant, dès le 10 novembre, les résidents non placés en isolement eurent la possibilité de se promener dans l’étroit jardin derrière l’immeuble – de quoi prendre un peu d’exercice à l’air libre, mais sans espace suffisant. Depuis le 26 novembre, je suis heureux de dire que, suite à des interventions répétées de la direction de l’EMS, la permission a été donnée d’élargir les promenades à un périmètre aux environs (il s’agit de voies peu fréquentées), mais toujours sous la surveillance de membres du personnel ou de membres de la Protection civile, et toujours sans autoriser les familles à accompagner cette activité pourtant bien innocente et sans risque (sauf celui d’une chute toujours possible, mais cela est indépendant de la pandémie).

Il faut saluer les efforts des responsables d’établissements hébergeant des personnes âgées, qui connaissent bien leurs pensionnaires, pour obtenir l’assouplissement des directives édictées. Si l’on y réfléchit, il paraît cependant inouï de devoir solliciter la permission de services officiels pour des choses aussi simples qu’une promenade dans un quartier peu fréquenté. Le moins que pourraient faire les autorités est de laisser de telles décisions au libre jugement d’une direction d’EMS. Je n’aurais jamais imaginé que l’entrée dans un EMS conduirait, peu de mois après, à de telles situations. Si cela n’avait tenu qu’à moi, je n’aurais pas hésité à briser le blocus de façon publique : j’y ai sérieusement pensé, mais j’ai finalement renoncé à créer une situation difficile tant pour ma mère que pour l’établissement.

Comme l’écrivait le philosophe Jacques de Coulon dans une tribune libre publiée au début de l’été, « plus on tend vers le risque zéro, plus la liberté s’atrophie » ; « la tentation mortifère du risque zéro est en réalité un attentat contre la vie ». On me dira qu’il convient de tout faire pour éviter des flambées de cas dans ces maisons. Je comprends ce discours raisonnable et je partage ce souci : mais l’accent sur la dimension sanitaire ne doit pas occulter d’autres aspects tout aussi importants. En outre, comme je l’ai clairement exposé, l’approche choisie impose des règles uniformes au lieu de laisser chaque établissement déterminer sa pratique en fonction des situations variées des résidents et des possibilités.

La méfiance envers les familles comme principe de politique sanitaire

Depuis la seconde quinzaine du mois d’octobre, les EMS se trouvent devant une lourde et usante pression sur le personnel, d’autant plus qu’une partie de celui-ci s’est trouvée elle-même atteinte ou a dû respecter des quarantaines.

On pouvait penser que, menacés par la surcharge, les responsables de la santé de notre canton seraient heureux de trouver dans les familles des alliés pour les soutenir et les décharger un peu – quand des familles se montrent disposées à consentir un effort dans ce sens, bien entendu en respectant les règles sanitaires.

Malheureusement, je finis par avoir l’impression que les familles sont perçues comme des empêcheurs de préserver la santé des résidents en vase clos : au lieu d’être accueillies comme des partenaires dans l’effort pour maintenir la santé physique et mentale des résidents, elles semblent traitées comme de potentiels facteurs de trouble ou des irresponsables.

Dans ma lettre du 5 novembre 2020 au médecin cantonal, j’écrivais ces lignes prémonitoires :

Avec un peu de chance, dans une ou deux semaines, des engagés de la Protection civile viendront peut-être soutenir le personnel d’EMS, par exemple pour des promenades de résidents. Mais je ne comprends pas pourquoi un membre de la Protection civile serait plus compétent ou plus sûr que moi pour accompagner ma mère en promenade, par exemple ?

Je ne me trompais pas : des membres de la Protection civile (aimables et gentils, d’ailleurs) sont venus renforcer le personnel pour différentes tâches, dont celle de veiller à ce que les résidents ne dépassent pas le petit périmètre assigné pour leurs promenades.

De plus, le mercredi 11 novembre, l’Organe cantonal de conduite (OCC) du canton de Fribourg a lancé sur les réseaux sociaux un appel aux volontaires (rémunérés) pour épauler les institutions de santé dans des tâches variées allant de travaux administratifs à… l’accompagnement des résidents ! Le 13 novembre, toujours sur les réseaux sociaux, l’État de Fribourg se félicitait du succès de cet appel : « L’appel aux volontaires a rencontré un énorme succès et nous avons reçu à ce jour plus de 900 réponses. » Le texte annonçait que les candidatures seraient triées pour choisir les personnes dont le profil correspondrait aux besoins spécifiques.

C’est une louable initiative. Je félicite et remercie toutes celles et tous ceux qui se sont déclarés prêts à assumer ces tâches. Mais ne faudrait-il pas commencer par accepter les propositions d’aide de familles de résidents, tenues à l’écart et empêchées de soulager le personnel en s’occupant de leurs proches ? Pourrait-on m’explique en quoi ces volontaires (qui ont tous une vie privée) présenteraient moins de risques pour les résidents que les familles ?

Certes, un EMS ou un établissement semblable représente un environnement dans lequel les risques sont concentrés : ces maisons hébergent une population composée de personnes à risque. Mais il resterait à voir si les familles sont vraiment le principal vecteur de l’entrée du virus dans les EMS ? Certains responsables de la santé disent ignorer le plus souvent les canaux de diffusion, tandis que d’autres affirment que le principal vecteur est le personnel, ainsi que le déclarait en octobre Laurent Mauler, directeur du service du réseau de soins du Département de la santé au sein de la task force EMS du canton de Genève : « Nous avons par ailleurs constaté que la maladie pénètre dans les homes le plus souvent à travers le personnel et non pas la famille ».

Je n’ai pas mené une enquête sur le sujet, et j’ignore quelle est la part de différentes sources de contamination : je fais simplement état des incertitudes dont les médias se font l’écho. Il ne viendrait à l’idée de personne d’en conclure qu’il faudrait interdire au personnel l’accès des établissements pour protéger les résidents. En revanche, la même logique ne s’applique pas aux familles.

Le principe de méfiance envers les familles m’était le plus clairement apparu dans la gestion des visites à la fin du semi-confinement du printemps.

Ces premières visites printanières avaient lieu sur rendez-vous, pendant vingt minutes, dans la salle de restaurant aménagée en parloir, derrière des séparations en plexiglas. Des membres du personnel étaient là… pour nous surveiller ! Et puisqu’il y avait des rendez-vous successifs et qu’il fallait donc laisser la place, après quinze minutes, une surveillante venait montrer l’heure en disant : « Il vous reste 5 minutes. » Je suis sorti de ces visites anéanti, et d’autres personnes (rencontrées par hasard dans les semaines suivantes) m’ont fait part de sentiments semblables. Nous étions tous heureux d’avoir revu nos mères – mais nous avions tous le sentiment de les avoir vues dans un parloir de prison.

Cette impression s’est malheureusement confirmée en lisant les propos de Claudia Lauper-Lüthi, secrétaire générale de la Direction de la santé et des affaires sociales du canton, rapportés par les médias au mois d’octobre, pour expliquer comment les autorités allaient maintenir les EMS ouverts, mais en autorisant les visites seulement dans des espaces communs, pour « s’assurer que tout le monde respecte bien les consignes ». Comme je l’ai déjà rappelé, l’interdiction complète des visites fut temporairement introduite peu après.

C’est de nouveau la même logique de surveillance. Je sais, on peut la comprendre comme une volonté de bien faire. Mais mettez-vous à la place d’un adulte responsable, comme moi, auquel on fait ainsi comprendre qu’il faut le surveiller pendant sa visite à sa mère et qu’un membre du personnel va le garder à l’œil pendant toute la durée de l’entretien ! Pourquoi pas une surveillance par caméra, pendant qu’on y est… Le plus extraordinaire est que nous acceptons ces mesures, trop heureux de pouvoir reprendre les visites. Cela illustre les dérives en train de se produire au nom de l’impératif sanitaire. Les familles semblent considérées au mieux comme de gentils inconscients, au pire comme des ennemis de la santé des résidents. Obnubilées par l’idée de protection des résidents (souci en soi légitime), les autorités ne semblent même pas avoir conscience de ce que signifient de telles directives et de la violence symbolique de ce traitement des familles.

À mes yeux, cette façon de faire est infantilisante et méprisante. On ne peut pas traiter les résidents et les familles comme des groupes de délinquants ou des enfants turbulents à discipliner. Comment croire ensuite aux propos de membres de nos gouvernements qui insistent sur la responsabilité individuelle, si l’on rechigne à faire confiance aux familles et si on les considère comme un problème au lieu de les voir comme un soutien ? Quand j’observe cela, je commence à m’inquiéter des conséquences de la pandémie dans notre société plus encore que du virus.

Une question de santé qui est devenue une question politique – en attendant la troisième vague ?

Ainsi que l’écrivait la juriste et ancienne conseillère nationale Suzette Sandoz dans un commentaire au début de l’automne, « jusqu’à quel point peut-on tuer la vie pour éviter la mort ? […] Faut-il vraiment cloîtrer les personnes dans certains EMS pour les empêcher de mourir ? ».

Les questions qui surgissent ne sont plus simplement sanitaires, mais deviennent des questions politiques et des choix de société. La plupart d’entre nous sont prêts à admettre des restrictions et des barrières pour combattre une situation épidémique et ses conséquences (risque de surcharge des services d’urgence, etc.). Face aux épidémies, des mesures exceptionnelles sont acceptables, même si nous avions un peu perdu la mémoire historique de ce qu’elles impliquent.

Mais jusqu’où admettre la mainmise de l’État ? Jusqu’où peut aller la limitation de libertés fondamentales pour protéger ? Jusqu’où accepter que des autorités en arrivent à mettre à l’écart des familles et à s’arroger le droit d’enfermer et de limiter durant des semaines la modeste liberté de mouvement des gens capables de discernement (la question est différente pour des personnes dont les capacités cognitives sont atteintes) ? C’est le malaise que je ressens à cet égard qui m’a conduit à écrire ce texte. Nous ne saisissons pas encore entièrement ce qui se passe et l’impact des événements des derniers mois, d’abord dans la vie quotidienne des intéressés, privés de ces choses bien simples et pourtant si importantes dans leur existence, mais aussi dans la vie de leurs proches, par exemple des couples âgés, dont l’un se trouve en EMS et l’autre « en liberté », serais-je tenté d’écrire dans le contexte actuel. Comment s’étonner que certaines personnes âgées, fatiguées, se laissent aller et sombrent ? Des témoignages terribles se multiplient, par exemple cet article sur la situation en Suisse romande, cette semaine même :

« Les résidents sont déprimés et se laissent mourir. Au cours des deux dernières semaines, il y a eu au moins quatre décès dus à des dépressions. Je n’ai jamais vu ça », témoigne une soignante avec une vingtaine d’années d’expérience.

Dans le milieu, cette forme de dépression spécifique aux personnes âgées porte un nom : « syndrome de glissement ». Il survient après un bouleversement d’ordre physique ou psychique et se manifeste par plusieurs signes : anorexie, désorientation, renoncement passif à la vie, refus des soins et de l’alimentation… En quelques jours, voire quelques semaines, c’est la mort.

« Depuis la pandémie, des résidents pleurent. D’autres ont perdu l’appétit et disent qu’ils veulent mourir. Ils en ont marre. On essaie de les stimuler, en vain. On en a même qui sont sortis indemnes du coronavirus. Mais ils n’en pouvaient plus de cet isolement. Ils sont morts », constate avec impuissance un infirmier.

Je ne veux pas noircir le tableau : je suis loin de prétendre que tous les résidents des EMS se retrouvent dans cet état. J’ai déjà souligné les efforts du personnel pour prévenir de telles situations. Comme le rappelle Marianna Gawrysiak (gérontopsychologue au Réseau fribourgeois de santé mentale, RFSM), un tiers environ des résidents « acceptent avec philosophie la nécessité de toutes les mesures sanitaires ».

Ceux qui comprennent la situation se montrent en général résilients, courageux. Ils affirment volontiers qu’ils ont connu, dans leur longue existence, des épreuves bien plus difficiles. Il leur arrive même d’encourager les soignants en disant : « On va se serrer les coudes, et on traversera tout ça ensemble ! ».

Tel est heureusement le cas de ma mère : ces résidents trouvent en eux-mêmes, dans l’interaction avec un personnel bienveillant et dans les contacts téléphoniques avec leurs familles les ressources pour faire bravement face à la situation. Mais ils ne pourront pas toujours éviter d’autres conséquences – et il y a les autres résidents, notamment ceux qui souffrent de troubles cognitifs et se trouvent beaucoup plus affectés.

Hier, un article de la Neue Zürcher Zeitung m’a appris que la crise causée par la pandémie représente pour la prospérité de la Suisse la plus importante menace depuis la dépression des années 1930 et que son coût peut déjà être chiffré à 138 milliards de francs. Ces chiffres impressionnent, comme ceux des contaminations, de la mortalité ou des taux d’occupation des lits dans les services d’urgence. Mais il y a aussi – et c’est ici mon sujet – tout ce qu’aucune statistique ne pourra jamais comptabiliser : tous ces regards qui n’auront plus pu être échangés, tous ces sourires complices qui ne seront pas venus réchauffer les cœurs, tous ces fugaces moments de bonheur volés par les interdictions étatiques – toutes ces petites choses qui ne se mesurent pas, mais comptent tellement dans une vie quotidienne, et plus encore à l’âge où les perspectives d’avenir se raccourcissent. Il y a chez beaucoup d’aînés une remarquable résilience, une volonté de se plier aux consignes, car ils appartiennent à des générations pour lesquelles une certaine discipline avait tôt été inculquée. Ce n’est pas une raison pour entériner sans broncher tout ce qui leur est imposé.

Dans une contribution à un volumineux ouvrage collectif de réflexions sur l’expérience de la pandémie, Catherine Le Grand-Sébille arrive à un constat frappant à la fois sur la privation de liberté et sur la privation de relation durant la pandémie dans les hôpitaux et les institutions médico-sociales (à partir de l’observation du cas français, que nous ne pouvons pas appliquer entièrement à la Suisse, mais les similitudes sont réelles) :

En huit semaines de crise sanitaire liée au SARS-CoV‑2, tous les efforts, toutes les avancées sur l’acceptation des familles au sein de ces établissements semblent avoir volé en éclats.

Et de citer ce frappant témoignage reçu d’un cadre hospitalier :

C’est beaucoup plus facile de tout fermer que de se risquer à rouvrir. Nous nous étions mis à avoir peur de tout. Surtout de ce qui venait de l’extérieur. C’est très mauvais. Pourquoi avait-on moins peur des livreurs que des familles ? Pourquoi a‑t-on laissé faire ça, interdire toute visite aux familles ? Ce virus est décidément un sale truc, parce qu’il a autorisé des abus de pouvoir et que nous avons laissé faire.

Dans quelques années, peut-être écrira-t-on des rapports qui dresseront un bilan critique. Je ne prétends pas être en mesure de dresser un tel bilan à ce stade, et ce n’est d’ailleurs pas ma tâche. Je ne présume pas plus avoir les connaissances ou les capacités d’élaborer un autre modèle global de gestion de crise (même si j’ai, depuis le printemps, quelques idées sur des choses qu’il aurait convenu de faire pour limiter l’impact de la vague suivante). Mais, en sachant que nous ne pouvons exclure une troisième vague dans les mois qui viennent, et probablement d’autres pandémies dans les années et décennies à venir, il est légitime d’exprimer mes préoccupations et de contribuer à la discussion.

Post-scriptum – Trois mois après

Les trois mois après la première publication en ligne de ce texte ont été marqués par l’arrivée des vaccins et par la diffusion de variants, apparemment plus infectieux, issus de mutations du virus. Je ne relaterai pas les péripéties qui ont marqué cette période, avec de grandes différences selon les établissements : dans celui où réside ma mère, les familles ont par exemple pu venir partager des repas avec les résidents durant la période des fêtes de fin d’année, tandis que j’ai obtenu — sans décision « officielle », mais avec un consentement tacite — de pouvoir accompagner ma mère pour des promenades aux alentours de sa résidence.

Dans le canton de Fribourg, le tournant est enfin intervenu le 17 février 2021 : les autorités cantonales ont annoncé que, dès le 1er mars, les résidents ayant reçu la seconde dose de vaccin au moins 14 jours plus tôt pourraient à nouveau sortir librement, recevoir la visite de leurs proches dans leurs chambres et participer à des réunions de famille (dans la limite générale actuelle de 5 personnes pour une réunion en local fermé, telle qu’elle a été fixée par le gouvernement fédéral). « Une liberté retrouvée dans les homes », a titré le quotidien local La Liberté. Grâce à un taux très élevé de vaccination parmi les résidents d’EMS (taux qui devait atteindre 95 % le 25 février), mon canton est le premier en Suisse à avoir introduit ces assouplissements, tout en continuant de recommander une grande prudence : « Les câlins et les embrassades restent (…) fortement déconseillés car ils sont très propices à la transmission du virus », prévient Gwenola Eschenmoser, coordinatrice des institutions à risque au sein de la task force sanitaire du canton de Fribourg. Des voix de responsables d’EMS se sont élevées dans d’autres cantons suisses pour demander publiquement une libéralisation, après tous les efforts consentis par les résidents : l’exemple sera certainement suivi ailleurs. Il reste à voir si ces mesures seront permanentes et préluderont à un progressif retour à la normale, ou si de nouvelles montées du nombre d’infections entraîneront de nouvelles restrictions.

Dans cette situation encore marquée par des incertitudes, il devient possible de titrer quelques provisoires leçons et réflexions prospectives.

Si tout le monde comprend que des mesures strictes ont dû être prises à des moments cruciaux, cette situation a été propice au renforcement du contrôle du personnel sur les résidents. « Madame, vous devez mettre un masque » — « Monsieur, vous n’avez pas le droit de quitter cet étage » : la multiplication de micro-injonctions quotidiennes s’ajoutant aux règles indispensables au fonctionnement d’une communauté de personnes âgées a mis les résidents en possession de leurs facultés cognitives de devoir obéir constamment et les a confrontés à une surveillance accrue, dans le but de prévenir des foyers d’infection et de les protéger. Ils ont parfois réagi avec un mélange d’humeur et d’humour, se demandant ironiquement si leurs interlocuteurs se rendaient compte qu’ils avaient encore « toute leur tête ». Ils ont le plus possible joué le jeu, avec résilience. Du côté des soignants, beaucoup ont accompli ces tâches d’encadrement renforcé avec autant de sensibilité et de doigté que possible. Mais j’ai aussi recueilli des témoignages sur des collaborateurs de certains établissements, qui ont trouvé dans les circonstances le prétexte à l’exercice d’un autoritarisme exacerbé — parfois également par rapport aux familles, qui n’osent pas toujours réagir de crainte de provoquer des conséquences pour leurs proches, derrière des murs auxquels ils n’avaient plus accès. Afin que ce recul ne devienne pas permanent, il est important que puisse maintenant commencer à se défaire une partie de cette prise de pouvoir accrue sur la vie quotidienne de résidents qui sacrifient déjà une part notable de leur liberté en entrant dans une institution.

Au début de la pandémie, le scénario semblait clair : des restrictions sévères seraient imposées temporairement, puis des relâchements seraient introduits, et l’arrivée de vaccins ouvrirait un progressif retour à la normale. L’espoir était de voir d’éventuelles deuxièmes ou troisièmes vagues affecter moins gravement l’existence des sociétés, grâce à un certain taux d’immunité collective, aux mesures concrètes respectées par la majorité des gens dans leur vie quotidienne et à la diffusion de vaccins. La réalité s’est révélée plus compliquée et, surtout, les mutations du virus ont soulevé de nouvelles questions. Nous entendons des experts dire qu’il faudra vivre avec le virus durant des années. Il convient de veiller maintenant à ce que l’irruption de variants du virus (et il pourrait encore y en avoir beaucoup) ne devienne pas le prétexte à créer pour les personnes âgées un état d’urgence larvé permanent, marqué par des constantes alertes, pics et nouvelles mesures. Il y a toujours des virus qui circulent : le danger pourrait être de voir la crise que nous vivons encore, avec des mutations qui restent peut-être à venir, marquer de façon générale l’approche face à toutes les menaces virales pour les résidents et hausser les critères de protection sur une base pérenne, dans un esprit de perfectionnisme sanitaire qu’il s’agirait d’améliorer constamment. Chaque poussée annuelle de la grippe pourrait ainsi entraîner des mesures sur le modèle de celles que nous avons vues à l’œuvre. Il ne faut pas laisser la pandémie donner prétexte à la mise en place d’une cotonneuse camisole de force sanitaire pour la vie sociale des personnes âgées, même avec les meilleures intentions du monde. S’il y a une leçon à retenir de l’expérience des douze derniers mois, c’est que le souci de préserver la santé des personnes âgées ne saurait être absolutisée au point de les priver d’autres choses tout aussi précieuses pour mener une vie sereine. La multiplication de règles et de mesures menace constamment de faire passer à l’arrière-plan d’autres aspects non mesurables statistiquement, mais aussi importants. Une personne âgée ne vit pas que de soins et de médicaments.

Il y a quelques jours, un commerçant de la ville m’a expliqué que la petite chaîne régionale de magasins à laquelle il collabore envisageait d’imposer de façon permanente à ses employés le port du masque une fois que la page de la pandémie serait tournée. Voir des magasins suisses décidés à introduire dans la durée des pratiques que nous avions cru réservées à des rues asiatiques, un an seulement après le début de la crise, donne la mesure de l’impact de ce que nous avons vécu. Cette crise planétaire pourrait ainsi laisser des traces durables : c’est une bonne raison de soumettre ces expériences à notre réflexion critique.

 

18 février 2021