D’un corps parlant à un corps entendu, par Irène Accarini, vol. 4
Irene Accarini – juin 2022
Irene Accarini est psychologue et psychanalyste en pratique privée, membre de l’AMP. Professeure titulaire de psychomotricité à l’Université Nationale de Tres de Febrero, et professeure titulaire au Département d’Études Supérieures à l’Université Nationale d’Art à Buenos Aires. Elle est l’auteure des livres : « Inventions. Art et Psychanalyse » et « Corps désanimés ».
Citer l’article : Irène Accarini, « Un corps entendu », Revue Ouvertures vol 4, Temps et passages, p. 117-124.
Résumé : Cet article présente un cas clinique basé sur un travail psychanalytique avec une jeune femme, au cours duquel les positions subjectives de l’analyste et de l’analysant se sont modifiées. Il est mis en avant l’importance de l’écoute en tant que dispositif, voire en tant que substance soutenant les élaborations. L’article formule l’hypothèse que la dynamique qui s’installe, qui va de l’écoute de l’analyste à l’écoute de l’analysant, constituent les deux écoutants comme partenaires de l’expérience analytique. Le couple écoutant/écouté est alors déconstruit sur le versant de l’intentionnalité d’un « Être soi-même » comme illusion, au profit d’un dialogue entre sujets-écoutants. Une écoute qui prend toute sa valeur en temps de pandémie.
Mots clés : psychanalyse, psychanalyste, analysant, Lacan
Abstract : This article presents a clinical case with a young woman based on a psychoanalytical framework, during which the subjective positions of the analyst and the analysand changed. The importance of listening as a device, or even as a substance supporting elaborations, is put forward. The article formulates the hypothesis that the dynamic that is established, which goes from the listening of the analyst to the listening of the analysand, constitutes the two listeners as partners in the analytic experience. The couple listener/listened is then deconstructed on the side of the intentionality of a « Being oneself » as an illusion, in favour of a dialogue between subjects-listeners. An especially important listening in such time as a pandemic.
Keywords : psychoanalysis, analyst, analysand, Lacan
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Introduction
« Solo el sentido de un discurso reside en el que lo escucha, sino que es de su acogida de lo que depende quién lo dice».
Jacques Lacan[1]
La position d’écoutant qu’occupe le psychanalyste est une position ouverte qui constitue l’autre en tant que parlant. Il en reçoit le discours pour déchiffrer, percevoir ce qu’il veut dire, mais plus encore : il accueille aussi « celui qui parle ». Le temps de la Covid-19 ne rend-il pas encore plus pertinent de se demander comment écouter ce qui est pris dans le corps en temps de pandémie ?
Qui parle à l’écoutant dans la situation psychanalytique ? Quelles sont les identités du sujet qui parle ? Le sujet de l’inconscient, son désir, son symptôme, son fantasme, ainsi que son « Ça », du côté du pulsionnel, éclosent dans sa structure langagière, autrement dit, dans son énoncé.
L’analyste-écoutant se trouve ainsi en position d’écouter un sujet qui ne s’écoute pas lui-même. Cette posture est l’acte constitutif de sa position éthique qui résume son désir d’analyste, comme le souligne J-A. Miller : « l’écoute de l’analyste est une invitation à ce qu’on appelle l’association libre, ce qui signifie être libéré de la ponctuation : c’est sur l’analyste que repose la charge de la ponctuation »[2].
On comprend de cet énoncé que la liberté de l’analysant quant à sa grammaire repose sur la liberté de l’analyste dans l’exercice de sa stratégie de ponctuation de ce qu’il écoute. De cette façon, l’écoute de l’analyste et sa ponctuation organisent une équivoque dans l’identité de celui qui parle, dont il émerge un reste, un reste précieux, un agalma du dire, roc de la vérité de l’être parlant (parlêtre).
C’est dans l’avènement de ce reste désirant que s’opérera, dans la cure analytique, une résolution symptomatique singulière du sujet, comme solution à la souffrance de l’analysant. En attendant d’y parvenir, l’analysant se retrouve lui aussi dans le rôle de l’écoutant, en prêtant une oreille attentive à la ponctuation de l’analyste. C’est dans cette double boucle de rétroaction que s’opère ce qui permet à l’analysant d’advenir comme sujet.
Il s’agit donc d’un mouvement d’écoutant à écoutant, où l’analyste reçoit le discours de l’analysant pour le déconstruire avec sa ponctuation, et le restituer ainsi « entendu » à l’écoute de l’analysant qui le recevra, ou le rejettera. La réponse de l’analysant lui révélera alors « qui écoute » de son côté.
Pour suivre cette boucle d’écoute, nous nous sommes inspirée de l’art contemporain. Ici, l’artiste déconstruit l’objet d’art en tant que produit fini et en révéler le processus de création en interagissant avec le spectateur, en demandant la participation de son corps, en le sollicitant comme acteur au même titre qu’il sollicite son regard.
Dans l’expérience analytique, la notion de travail se définit comme « l’élaboration » de réseaux langagiers structurant l’inconscient, avec son maillage de signifiants et de signifiés, noués entre eux par la libido.
Freud parle du travail du rêve comme du travail inconscient qui transforme les significations de la vie quotidienne, produisant de nouvelles images et de nouveaux signifiants qui forment des productions oniriques inédites. […] Lorsque le sujet sort du rêve, il ne s’agit pas de vérifier son irréalité mais plutôt son poids réel, sa vérité sur l’être.[3]
De la même manière, le sujet en analyse vérifiera à partir de sa propre écoute les significations primordiales qu’il en entend, afin d’en élaborer les effets de création, de combinaison, de substitution, de transmutation, comme l’artiste dans sa tâche créatrice et le rêveur sans son rêve.
Nous postulons ici que l’écoute psychanalytique constitue en soi l’analysant comme sujet, à partir de la temporalité de l’inconscient, en construisant une topographie extérieur/intérieur à la façon de la bande de Moebius. Ainsi, c’est dans le processus d’écoute de l’agitation du langage que s’élabore et se transmue l’inconscient lui-même.
Pour illustrer ce postulat, nous présentons ici le travail analytique réalisé avec une analysante qui, à travers son bien-dire et dans son bien-écouter, a pu établir ses vérités subjectives et élaborer des variantes à sa souffrance névrotique.
Le cas clinique
Une jeune femme que j’appellerai Selva se présente à une séance de psychanalyse en quête d’un idéal : elle croit que la psychanalyse peut lui rendre son Éden perdu. Après deux années de mariage sans soucis, ce dernier s’effondre, car son mari la quitte. Elle a le sentiment d’avoir échoué à devenir ce qu’il attendait d’elle, soit d’être une fille socialement active et professionnellement engagée. Quand Selva termine ses études universitaires, elle quitte son ancien emploi. Depuis, elle attend que « les offres affluent », sans jamais obtenir de postes conformes à sa spécialité.
Au cours du travail psychanalytique, sa position féminine, fortement appuyée par la parole de la mère, apparait : « Il faut toujours se méfier des hommes qui sont toujours menteurs, et en même temps les laisser tout faire ». Cet énoncé maternel repose ainsi sur un oxymore : la femme doit se laisser guider par une confiance suspecte comme vérité de sa relation à l’homme. L’utilisation de ce modèle a érigé un mur de surdité entre elle et son partenaire : « je ne peux pas être une bonne partenaire parce que je n’écoute pas », conclut Selva.
À cette étape de son dire, l’analyste lui propose le divan. À la séance suivante, Selva dira : « je suis partie d’ici en écoutant quelque chose que j’ai dit et entendu en retour par vous ».
Cette sensibilité de Selva à écouter ce qui est écouté par l’analyste va se manifester dans le travail analytique au point de devenir un objet utilisé comme une chambre d’écho permettant à l’analyste d’envisager, dans le transfert, l’écoute analytique comme un dispositif qui s’étend de la voix de l’analyste au corps étendu de l’analysant sur le divan, en en accentuant le poids.
On se souviendra que Lacan, à propos du montage de la pulsion, a proposé cette saisissante machine surréaliste où une dynamo à gaz active une plume qui chatouille le ventre d’une femme. Lacan propose cet appareil comme appareil de satisfaction pulsionnel, en soulignant que la pulsion c’est l’élément « qui porte le poids clinique de chaque cas qu’il nous revient de manier »[4].
Nous abordons donc l’écoute analytique comme un élément pulsionnel. Dans ce cas clinique, l’écoute de l’analysant à partir de l’écoute de l’analyste va prendre une épaisseur et s’installer comme dispositif qui va, non seulement chatouiller, mais aussi toucher et peser sur son corps parlant (parlêtre).
L’histoire familiale de Selva liée au choix de son partenaire montre une érotique du silence paternel, qu’elle incarne, et une position maternelle, qu’elle répète. Tant chez son père avec sa mère que chez son mari avec elle, l’homme narcissique a pris femme pour prendre soin de lui et le servir à l’extrême.
Dans la grammaire de son inconscient, servir l’autre est un signifiant qui se déplie en ser-vir(gen) : en espagnol, le mot « servir » est un homophone de « ser-virgen », être vierge. Autrement dit, une position ingénue dans la vie, sourde à la dynamique du désir sexuel.
Dans les discussions conjugales, lorsque le mari exprimait sa frustration face à la routine de la vie commune, elle se surprend à s’interroger : cela ne suffit donc pas d’être une bonne femme ? La bonne femme qu’elle incarne est l’extension de la bonne fille amalgamée au fait d’obéir au dire des parents, qui fait mur au désir. Obéir au lieu de désirer, telle est sa position subjective.
Ici, l’écoute analytique se donne comme support à son récit, dans des interventions qui soulignent qu’elle est écoutée dans les scansions telles que « c’est ça », « continuez », « c’est-à-dire ? », qui résonnent comme autant d’échos dans son corps, surprise, colère, mauvaise humeur, qui se traduisent par des douleurs à l’estomac, des contractures quand ça vient remuer le « je suis toujours comme ça ».
L’immobilité est une position libidinale, dont les effets, comme ne pas travailler, ne pas vouloir, ne pas estimer les autres, sont au service d’un fantasme de plénitude, de trop-plein.
Dans le travail de deuil, face à la perte de la relation amoureuse, l’analysante a entrevu qu’elle ne pouvait satisfaire une demande d’amour qui dépassait ce qu’elle pouvait donner. Elle a aussi, au cours de son énonciation, été particulièrement attentive à la façon dont elle a entendu les mesures et les quantités, prises comme absolus. Par exemple, quand elle a entendu l’analyste énoncer « être le numéro deux », elle a pu s’exclamer : « Ah, c’est cesser d’être une unité ! Être Un est une illusion ! ». Ce qui suggère ici la découverte de la dimension de l’inconscient en tant que langage qui définit l’être.
À partir de ce moment, Selva commence à raconter ses rêves. Elle raconte notamment un rêve où elle se trouve avec son ex-mari en train de prendre un café, servi avec des amaretti (macarons italiens). Pendant qu’elle raconte, elle s’exclame : « je ne sais pas pourquoi j’ai demandé des amaretti, je ne les aime pas ». L’analyste fait écho à cette affirmation concernant ce qu’elle n’aime pas, écoute qui fait résonner le signifiant amaretti et sa proximité avec la racine latine amertume. L’insatisfaction prend alors chez l’analysante la forme d’une amertume dans ses habitudes quotidiennes, dans sa relation à l’autre, mais aussi en lien avec ses symptômes, donc dans son rapport à son propre corps, sous la forme d’une baisse hormonale et d’une baisse du désir sexuel.
Comment faire chuter ce lieu ? En insistant sur cette double boucle de rétroaction ?
L’analysante écoute l’analyste. Ce faisant, elle écoute et saisit comment elle est écoutée par l’analyste, organisant ainsi un circuit qui aboutit à une imprégnation libidinale. Le lieu social du discours analytique s’installe dans la cure, avec l’écoute comme substance, en tant que support de ce lien, comme cela arrive aussi avec l’art, comme nous l’avons déjà mentionné. Le fait d’écouter l’agitation interne du langage dans l’expérience analytique a pour effet de le déconstruire et le transmuer libidinalement. Dans le travail avec Selva, l’écoute a affecté le corps parlant, ce qu’elle signale en disant : « quelque chose change, il y a un regard différent ».
À la suite de ce mouvement qui organise un écart, Selva en vient à s’inscrire à une activité théâtrale qui durera plusieurs années. Au cours de cette activité, elle crée un personnage qu’elle appelle Chicorée, du même nom que la chicorée, cette laitue amère. Par le rappel de ce goût amer, le nom Chicorée fait donc écho à l’Amaretti du rêve. Mais Selva se propose aussi de faire rire avec ce personnage de clown : sans lui donner la parole, elle le fait interagir sur scène avec d’autres personnages, comme avec le public.
Cette recherche artistique lui permet d’aborder certaines positions intimes de son être à partir de métaphores littéraires. Par exemple, elle se souvient en session d’une scène décrite dans le roman « Cent ans de solitude », où des fourmis mangent un enfant. Le signifiant Solitude, mis en écho par l’analyste, trouve un destinataire : Selva l’entend comme un nom propre, qui nomme son plus intime à elle, là où la solitude est érigée comme un lieu de refuge et de satisfaction qui enveloppe la petite fille qu’elle était encore avec son idéal immuable.
L’expérience du temps comme immuable faisait partie de cet idéal. À partir de cet événement signifiant, ont surgi des actes symptomatiques comme se retrouver désorientée, briser des objets, et la sensation que le temps s’accélère, qu’il n’est plus éternel. Le temps du sujet se réintroduit dans le temps chronologique : passé, présent, futur. Cela se vérifie dans trois rêves qu’elle raconte au cours de ses séances, que Selva qualifie de peu ordinaires.
Premier rêve : « Je vois des jeunes gens dans une maison abandonnée, je suis là, ils la retapent, ils sont tous très mignons, garçons et filles. Une fille apparait avec un bébé. Je lui demande comment il s’appelle. Je dis Amaro, en le répétant. La fille se retourne alors et me regarde. Je répète : Amaro. Elle se tourne. Je lui dis que le bébé est magnifique. Je serre la mère dans mes bras et je me mets à penser que je dois l’accompagner ».
Deuxième rêve : « Je marche, il fait noir, je prends un pavé. Beaucoup de gens traversent un tunnel, et moi aussi à la file. Apparait une mère avec un bébé. Je reste près d’elle ».
Troisième rêve : « Dans la maison de mon enfance, on sonne à la porte. Le timbre est différent. J’ai mon âge actuel. La porte de la maison n’a pas de judas : je l’ouvre. C’était un voleur, un vieil homme qui me dit qu’il va me voler, je veux crier, mais je ne peux pas ».
L’analyste propose à l’analysante de prêter attention à ses rêves de manière rétroactive, soit du troisième au premier, pour faire ensuite le chemin inverse. En commençant par son âge actuel, le temps de l’enfance peut alors être mis en évidence comme relevant d’un temps mythique, quand les bras de la mère étaient un bon endroit et les autres, des lieux incertains, dangereux, et muets.
Amaro est le nom, découpé dans le rêve, qui noue son fantasme inconscient. Le fait que le nom propre Amaro n’existe pas en espagnol montre bien qu’il s’agit d’une invention de son inconscient. En espagnol, ce mot est composé du verbe « Amar » (aimer) et de la conjonction « o » (ou) qui implique un vel logique, un choix. Amaro fait également référence à la racine latine amertume. Ainsi, une série des noms s’enchainent : Amaretti, Chicorée et Amaro, qui la définissent dans son être le plus intime.
Ce ne sera pas l’éclaircissement du sens des rêves qui animera et dévoilera cette série, mais plutôt la déconstruction de ce dernier signifiant : « Amar…o » (Aimer…ou)… dit l’analyste. « l’amertume », répond Selva, en ajoutant « pour faire partir l’amertume, il faut aimer ».
Lorsque l’analyste répète cette scansion, Amar…o, Selva se souvient d’une chanson : « Aimer est vaste, on peut aimer le temps des essais, même si on n’atteint pas le but ». Aimer, chanter, essayer.
De la maison sans judas à la maison qu’elle partage maintenant avec ses amis, Selva peut créer de la nouveauté, et cesser d’être piégée dans un temps préhistorique pour habiter le temps de son corps réel.
Conclusion
Ce qui entoure l’écoute dans ce cas clinique dans son circuit qui va de la voix à l’oreille et de l’oreille au parlêtre, ce n’est pas tant un savoir qu’un objet libidinal. Grâce à cet objet, c’est dans le corps vivant et consistant que l’expérience du temps immuable s’est ouverte, donnant des bords pulsionnels à ces nouveaux objets « voix » et « regard ».
À son arrivée à la consultation, Selva incarnait dans son corps la « position immuable du connu », comme le dit Andrea Köhler[5]. Cette position s’est actualisée dans la réalisation du passage d’un corps, parlé par l’Autre dans sa biographie, à un corps parlant dans sa singularité actuelle, grâce au dispositif résonnant de l’écoute.
Dans le cas de Selva, qui a perdu son père à cause de la Covid, le travail d’analyse pendant la pandémie a été soutenu par l’écoute téléphonique, ce qui, selon nous, n’aurait pas été possible sans le travail préalable de l’itinéraire pulsionnel de la voix perçant l’inconscient en personne.
En temps de pandémie, cette approche nous semble prendre toute son importance.
[1] Lacan, J. « Variantes de la cura tipo». Escritos 1, Ed. Siglo XXI, Buenos Aires, 1988, qu’on pourrait traduire : « Seul chez celui qui écoute réside le sens d’un discours, mais c’est de sa réception que dépend celui qui parle » (Traduction de l’auteure et de la rédaction).
[2] Miller, J.A. La lectura del inconsciente (1998). Seminario en Caracas y Bogotá. Ed. Paidós, Buenos Aires, 2015 (Traduction de l’auteure et de la rédaction).
[3] Accarini, I. « El trabajo del arte ». Invenciones. Arte + Psicoanálisis. Ed. Psicolibro, Buenos Aires, 2011 (Traduction de l’auteure et de la rédaction).
[4] Lacan, J. « Démontage de la pulsion». Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Le Séminaire Livre XI. Ed. du Seuil, 1990.
[5] Köhler, A. Separación de poderes del tiempo. El tiempo regalado, Un ensayo sobre la espera. Libros del Asteroide, Barcelona, 2018.